L’ouvrage de Ta-Nehisi Coates, « Between the World and Me », a obtenu un succès considérable aux Etats-Unis où il a reçu le prestigieux National Book Award. Il sort ce jeudi en français sous le titre « Une colère noire. Lettre à mon fils ». Morceaux choisis.
Pas terrible, le titre en français. Faut-il d’ailleurs que le titre de livre d’un écrivain noir comporte obligatoirement un terme renvoyant à sa couleur ? Mais passons. Donc, « Une colère noire. Lettre à mon fils » (éditions Autrement) est le titre choisi pour la traduction de « Between the World and Me », bestseller du journaliste et écrivain américain Ta-Nehisi Coates, lauréat du très prisé National Book Award en 2015 pour cet ouvrage.
« Between the World and Me ». Entre le monde et moi. C’est la distance qui sépare sans doute l’idéal politique fantasmé de l’Amérique « blanche », ce que Coates appelle « le rêve », et la réalité vécue par les Noirs américains. Une réalité historique marquée par une violence extrême – l’esclavage, la ségrégation, la répression systématique – qui se poursuit aujourd’hui sous la férule de la police (les bavures et autres meurtres de Noirs) et de la justice (les condamnations disproportionnées de Noirs à des peines de prison, souvent lourdes). L’enjeu, c’est la domination du corps noir, et donc de son mental. Tout commence par là et tout découle de là. Il faut dompter physiquement – lynchages, viols, tueries, emprisonnement – pour s’assurer ensuite de l’emprise psychique par la peur, et la soumission qui en est sa variante.
Au final, « Between the World and Me » exprime le dilemme récurrent des Etats-Unis, qui peinent encore à appréhender et regarder en face toutes les dimensions de leur histoire. Le livre de Ta-Nehisi Coates est d’une franchise absolue, parfois brutale. Le constat est pessimiste, mais en appuyant là où ça fait mal, il oblige l’Amérique à affronter son passé, et son présent, pour mieux se projeter dans l’avenir. Et de ce livre formidable, dorénavant accessible en français, l’Hexagone ferait bien aussi de s’inspirer.
L’esclavage
« C’est la nuit sans fin. Et cette nuit a occupé la plus grande part de notre histoire. N’oublie jamais que nous avons été esclaves dans ce pays plus longtemps que nous n’avons été libres. N’oublie jamais que pendant deux cent cinquante ans les personnes noires naissaient enchaînées – des générations entières, suivies par d’autres générations, n’ont rien connu d’autre que les chaînes. (…) Les esclaves n’ont pas été des pavés sur ta route, et leurs vies n’ont pas été des chapitres de ton histoire rédemptrice. C’étaient des gens, transformés en carburant pour alimenter la machine américaine. L’esclavage n’était pas destiné à s’arrêter, et il est immoral de prétendre que notre situation présente – peu importe à quel point elle s’est améliorée – représente une rédemption pour des individus qui n’ont jamais demandé la gloire posthume et inaccessible de mourir pour leurs enfants. (…) Tu dois faire la paix avec le chaos, mais tu ne peux pas mentir. Tu ne peux pas oublier tout ce qu’ils nous ont pris et la façon dont ils ont transfiguré nos corps pour en faire du sucre, du tabac, du coton et de l’or. »
Le 11 septembre
« Je ne pouvais m’empêcher de penser que toute la partie sud de Manhattan avait toujours été Ground Zero pour nous. C’étaient là qu’ils vendaient nos corps aux enchères, dans ce quartier soudain dévasté qu’on appelait, à juste titre, le quartier de la finance. Il y avait même eu là une fosse commune pour les gens vendus aux enchères. On avait construit un grand magasin sur une partie de cette fosse et on avait ensuite essayé d’ériger un bâtiment gouvernemental sur une autre partie. Seule une communauté de personnes noires de bon sens avait empêché cette construction. Je n’avais pas formé de théorie cohérente à partir de tout ça. Mais je savais que Ben Laden n’était pas le premier à faire régner la terreur dans cette partie de la ville. Je ne l’ai jamais oublié. Ne l’oublie pas non plus. Pendant les jours qui ont suivi, j’ai observé les ridicules défilés de drapeaux, le machisme des pompiers, les slogans pleins de colère. Qu’ils aillent tous au diable. Prince Jones était mort (ami d’université de Coates tué par la police, ndlr). Qu’ils aillent en enfer, ceux qui nous demandent d’être de bons petits soldats et nous tirent dessus quand même. Qu’elle aille en enfer, la peur ancestrale qui soumet les parents noirs à la terreur. Et qu’ils aillent en enfer, ceux qui pulvérisent le vaisseau sacré.
Je ne percevais aucune différence entre le policier qui avait tué Prince Jones et les policiers ou les pompiers qui étaient morts. A mes yeux, ils n’étaient pas humains. Noirs, blancs, peu importe, ils étaient les grandes catastrophes naturelles ; ils étaient le feu, la comète, la tempête, qui pouvaient – sans aucune justification – réduire mon corps en miette. »
« Between the World and Me ». Entre le monde et moi. C’est la distance qui sépare sans doute l’idéal politique fantasmé de l’Amérique « blanche », ce que Coates appelle « le rêve », et la réalité vécue par les Noirs américains. Une réalité historique marquée par une violence extrême – l’esclavage, la ségrégation, la répression systématique – qui se poursuit aujourd’hui sous la férule de la police (les bavures et autres meurtres de Noirs) et de la justice (les condamnations disproportionnées de Noirs à des peines de prison, souvent lourdes). L’enjeu, c’est la domination du corps noir, et donc de son mental. Tout commence par là et tout découle de là. Il faut dompter physiquement – lynchages, viols, tueries, emprisonnement – pour s’assurer ensuite de l’emprise psychique par la peur, et la soumission qui en est sa variante.
Franchise absolue, parfois brutale
Dans le livre, Ta-Nehisi Coates s’adresse à son fils. Et le met en garde, car il craint pour sa vie. Littéralement. En égrenant la liste, partielle, de ces Noirs qui ont été massacrés par la police américaine ces dernières années, dont Prince Jones, un de ses amis d’université à Washington. Sans justification ni mobile apparent. Instillant la peur et le ressentiment au sein d’une communauté qui a toujours été victime de violences. « Voilà ce que je voudrais que tu saches », écrit Coates. « En Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage. » La cohésion de la nation, qui s’imagine blanche, est fondée sur cette destruction et cette domination.Au final, « Between the World and Me » exprime le dilemme récurrent des Etats-Unis, qui peinent encore à appréhender et regarder en face toutes les dimensions de leur histoire. Le livre de Ta-Nehisi Coates est d’une franchise absolue, parfois brutale. Le constat est pessimiste, mais en appuyant là où ça fait mal, il oblige l’Amérique à affronter son passé, et son présent, pour mieux se projeter dans l’avenir. Et de ce livre formidable, dorénavant accessible en français, l’Hexagone ferait bien aussi de s’inspirer.
Extraits
(Intertitres de la rédaction)L’esclavage
« C’est la nuit sans fin. Et cette nuit a occupé la plus grande part de notre histoire. N’oublie jamais que nous avons été esclaves dans ce pays plus longtemps que nous n’avons été libres. N’oublie jamais que pendant deux cent cinquante ans les personnes noires naissaient enchaînées – des générations entières, suivies par d’autres générations, n’ont rien connu d’autre que les chaînes. (…) Les esclaves n’ont pas été des pavés sur ta route, et leurs vies n’ont pas été des chapitres de ton histoire rédemptrice. C’étaient des gens, transformés en carburant pour alimenter la machine américaine. L’esclavage n’était pas destiné à s’arrêter, et il est immoral de prétendre que notre situation présente – peu importe à quel point elle s’est améliorée – représente une rédemption pour des individus qui n’ont jamais demandé la gloire posthume et inaccessible de mourir pour leurs enfants. (…) Tu dois faire la paix avec le chaos, mais tu ne peux pas mentir. Tu ne peux pas oublier tout ce qu’ils nous ont pris et la façon dont ils ont transfiguré nos corps pour en faire du sucre, du tabac, du coton et de l’or. »
Le 11 septembre
« Je ne pouvais m’empêcher de penser que toute la partie sud de Manhattan avait toujours été Ground Zero pour nous. C’étaient là qu’ils vendaient nos corps aux enchères, dans ce quartier soudain dévasté qu’on appelait, à juste titre, le quartier de la finance. Il y avait même eu là une fosse commune pour les gens vendus aux enchères. On avait construit un grand magasin sur une partie de cette fosse et on avait ensuite essayé d’ériger un bâtiment gouvernemental sur une autre partie. Seule une communauté de personnes noires de bon sens avait empêché cette construction. Je n’avais pas formé de théorie cohérente à partir de tout ça. Mais je savais que Ben Laden n’était pas le premier à faire régner la terreur dans cette partie de la ville. Je ne l’ai jamais oublié. Ne l’oublie pas non plus. Pendant les jours qui ont suivi, j’ai observé les ridicules défilés de drapeaux, le machisme des pompiers, les slogans pleins de colère. Qu’ils aillent tous au diable. Prince Jones était mort (ami d’université de Coates tué par la police, ndlr). Qu’ils aillent en enfer, ceux qui nous demandent d’être de bons petits soldats et nous tirent dessus quand même. Qu’elle aille en enfer, la peur ancestrale qui soumet les parents noirs à la terreur. Et qu’ils aillent en enfer, ceux qui pulvérisent le vaisseau sacré.
Je ne percevais aucune différence entre le policier qui avait tué Prince Jones et les policiers ou les pompiers qui étaient morts. A mes yeux, ils n’étaient pas humains. Noirs, blancs, peu importe, ils étaient les grandes catastrophes naturelles ; ils étaient le feu, la comète, la tempête, qui pouvaient – sans aucune justification – réduire mon corps en miette. »