En 2023, au plus fort de la crise de l'eau à Mayotte, une des plus graves de son histoire, il avait fallu acheminer des tonnes de bouteilles par bateau et organiser leur distribution pour les personnes les plus fragiles d'abord, puis pour toute la population ensuite.
Fin 2024, la sécheresse en Guyane a entraîné une hausse importante de la salinité de l'eau potable, forçant les autorités sanitaires à déconseiller la consommation d'eau du robinet. À La Réunion, frappée de plein fouet par le cyclone Garance en février, l'eau n'est toujours pas consommable partout sur l'île. Sans parler de la Guadeloupe et de la Martinique, où les coupures d'eau sont monnaie courante.
Dans les départements et régions d'Outre-mer, la crise de l'eau est sans fin. Et cela dure. Sans que la situation ne s'améliore considérablement. "Il y a quand même une prise de conscience collective", reconnaît le sénateur de la Guyane Georges Patient lors d'une conférence de presse organisée mercredi 12 mars. Mais la situation reste critique.
En Guyane et à Mayotte, 75.000 personnes sans eau potable
Pour alerter une fois de plus sur cette question régulièrement soulevée par les élus ultramarins depuis des années, la commission des Finances du Sénat a demandé à la Cour des Comptes une enquête sur la gestion de l'eau potable et de l'assainissement en Outre-mer. Mercredi matin, Catherine Démier, présidente de la cinquième chambre de la haute juridiction financière, était auditionnée par les sénateurs pour rendre compte de son rapport. "En dépit d'importants moyens déployés (...), les améliorations apparaissent encore peu visibles", a-t-elle dit devant les parlementaires.
Rien qu'en ce début de semaine, le sud et le centre de Mayotte se sont vus privés d'eau courante après de fortes pluies. Fin février, des sabotages sur le réseau d'eau ont coupé l'eau au robinet de plusieurs dizaines de milliers de foyers en Guadeloupe. Ces aléas conjoncturels sont à additionner aux nombreuses failles structurelles que connaissent les réseaux d'eau en Outre-mer.
La représentante de la Cour des Comptes a fait la liste : en Guyane et à Mayotte, 75.000 personnes n'ont aucun accès à l'eau potable ; en Martinique, 48 % de l'eau est perdue à cause de la vétusté du réseau de canalisation (contre moins de 20 % en moyenne à l'échelle nationale) ; ce taux est de 60 % en Guadeloupe, et grimpe même jusqu'à 80 % dans certaines parties de la Basse-Terre ; 25 % des Guadeloupéens et 100 % des Mahorais sont soumis à des tours d'eau.
Pour faire face à cette situation inacceptable, l'État a mis en place un "Plan Eau DOM" (Pedom) en 2016. Son objectif : mettre en place une meilleure coordination des acteurs nationaux et locaux dans la gestion de l'eau et de son assainissement et assurer un meilleur financement des infrastructures. Malgré des débuts poussifs et une mise en place relativement longue, le Pedom a fait ses preuves, juge la Cour des Comptes.
Le Pedom apporte (...) une vision nationale et transversale, une capacité de mobilisation des autorités politiques, ainsi que des outils mutualisés conçus et pilotés par une équipe centrale. Celle-ci s'est étoffée au fil des années, avec la nomination d'un coordonnateur à temps plein qui a enclenché une dynamique nouvelle.
Cour des Comptes, rapport sur "La gestion de l'eau potable et de l'assainissement en Outre-mer" (janvier 2025)
S'adapter aux spécificités des territoires
Cela étant dit, les problèmes demeurent. La Cour relève des faiblesses dans le financement du dispositif et dans la gouvernance locale de la gestion de l'eau potable. Les sénateurs Georges Patient (Guyane) et Stéphane Fouassin (La Réunion), nommés rapporteurs spéciaux de la commission des Finances sur ce sujet, formulent donc, dans la lignée de l'enquête, des recommandations pour améliorer le "Plan Eau DOM" et résoudre la crise de l'eau dans les territoires d'Outre-mer.
D'abord, ils appellent à plus de souplesse dans l'application des normes, qu'elles concernent l'eau en elle-même mais aussi les infrastructures de traitement et de distribution de la ressource. "Nous voulons alerter l'État sur les difficultés que nous rencontrons sur les systèmes normatifs. Pourquoi acheter des tuyaux qui viennent de métropole alors qu'on pourrait acheter des tuyaux d'Afrique du Sud à La Réunion ?", questionne Stéphane Fouassin.
Ils appellent à mieux adapter les normes nationales et européennes aux spécificités des territoires ultramarins, comme c'est déjà le cas dans le secteur de la construction (les régions ultrapériphériques n'ont plus besoin du marquage CE sur leurs matériaux, ce qui leur permet de se fournir directement chez leurs voisins à des coûts moins élevés).
D'autant que le coût de la construction et de l'entretien des réseaux d'eau pèse beaucoup plus sur le portefeuille des Ultramarins que sur celui des habitants de l'Hexagone. "Les Français les plus pauvres paient l'eau la plus chère", considère le sénateur guyanais. Ce que relève aussi la Cour des Comptes dans son rapport : "La part moyenne d'une facture d'eau pour un ménage précaire, qui est de 1,4 % de son revenu en France hexagonale, s'échelonne de 3 % à La Réunion à 6,2 % en Guyane et jusqu'à 25 % à Mayotte".
Payer les impayés
Ce qui amène à une autre problématique majeure selon les deux sénateurs : les impayés. "L'eau paie l'eau", rappelle Stéphane Fouassin. Autrement dit, les usagers permettent d'entretenir le réseau de distribution et d'assainissement de l'eau potable. Or, les Outre-mer comptent les taux les plus bas de recouvrement des factures. Par exemple, en 2022, plus de 9 % des factures d'eau n'ont pas été réglées à La Réunion. 11 % en Martinique. 16 % et 18 % en Guyane et à Mayotte. Et même près d'un tiers en Guadeloupe. "Le montant important d'impayés est dommageable pour les systèmes de gestion de l'eau et de l'assainissement, qui ont besoin de cette source de financement. Améliorer le taux de recouvrement est donc souhaitable", disent les deux sénateurs.
Pourtant, il existe une crise de confiance aiguë dans les territoires, où beaucoup estiment que le service d'accès à l'eau potable n'est pas rendu. Pourquoi payer ses factures, dans ce cas ? "Un cercle vicieux peut s'enclencher où le défaut de paiement des factures engendre le défaut de service, qui accentue la défiance et le refus de paiement", alerte la Cour des Comptes.
Le soutien de l'État est donc primordial pour assurer l'accès de tous à cette ressource. Le sénateur Georges Patient n'hésite pas à invoquer un "plan Marshall de l'eau potable" : "Seules, les collectivités locales n'y arriveront pas. Elles ont toutes des situations financières très difficiles", rappelle-t-il, alors que le coût des contrats liés au "Plan Eau DOM" s'élève à 2,3 milliards d'euros depuis le lancement du dispositif il y a huit ans.
"Il faut aller vite", intime le parlementaire guyanais. "C'est inconcevable qu'en 2025 autant de personnes soient privées d'eau potable dans les Outre-mer." Son collègue réunionnais espère que l'accès à l'eau potable atteindra une équivalence à celui de l'Hexagone "avant 2030". Mais le chantier est immense. "Il y a des kilomètres et des kilomètres de canalisations à remplacer", rappellent les sénateurs.