Après avoir tout misé depuis plus de 40 ans sur les grandes filières d’exportation, canne à sucre et banane, les politiques agricoles ultramarines doivent se réinventer pour répondre au défi de l’autosuffisance alimentaire. « Outre-mer, et si on bougeait les lignes ? » ouvre le débat.
Paris, le célèbre quartier de Ménilmontant. A deux pas de la « petite église » chantée par Charles Trenet, une grande enseigne annonce la couleur. C’est dans cette petite épicerie antillaise que se retrouvent bon nombre de Parisiens originaires d’outre-mer. Ici, on fait étalage de tous les produits, fruits et légumes pays, en provenance des trois océans : patates douces, avocats, maracudjas, piments, vanille, épices ou autres ignames. « Je ne dirais pas qu’on est des ambassadeurs, reconnaît Cédric Aratus, co-gérant du magasin. Mais c’est vrai que lorsque qu’on veut retrouver des produits des Antilles par exemple, c’est chez nous que l’on vient les chercher ».
Et il n’est pas le seul à défendre les produits et producteurs ultramarins. Le ministère de l’agriculture et de l’alimentation vante lui-aussi cette agriculture riche et variée dans les cinq départements d’Outre-mer. Même si la canne à sucre et la banane pèsent encore très lourd dans la balance à La Réunion, en Guadeloupe, à la Martinique ou même en Guyane, avec des tonnages toujours impressionnants.
Des agricultures ultramarines au pluriel
Pourtant, ces cultures dominantes ont peut-être donné une image en trompe-l'oeil du paysage agricole outre-mer… En 2016, l’Académie d’Agriculture de France (AAF) a justement mis en place un groupe de travail sur les agricultures ultramarines baptisé « GT OM ». En coordination avec l’INRAE Antilles-Guyane et la Chambre d’agriculture de Martinique, ce groupe d’experts avait pour mission d’établir un bilan des politiques de développement agricole outre-mer depuis plus de 40 ans mais aussi d’envisager tous les chemins possibles pour un développement endogène.
En 2018, cet état des lieux a fait grand bruit mais surtout balayé les clichés. « Souvent le lieu commun, c’est de parler d’une agriculture ultramarine au singulier alors qu’il y a des agricultures ultramarines au pluriel, explique Jean-Pierre Bastié, interrogé par Outre-mer la 1ère. Les politiques agricoles se sont construites, que ce soit localement ou depuis Paris, autour de ces deux piliers, ces grandes filières d’exportation que sont la canne à sucre et la banane. Mais il y aussi dans les départements comme dans tous les territoires d’Outre-mer, ces petites agricultures familiales qui sont largement majoritaires et qui nourrissent les hommes et les femmes depuis toujours. Des filières de diversification comme on les appelle, qui peuvent encore se développer pourvu qu’on les aide à résoudre de grosses difficultés techniques, sanitaires ou commerciales. »
De vrais trésors agro-écologiques
Le jardin créole ou le jardin mahorais sont ainsi considérés par les sages de l’Académie comme des modèles d’équilibre agronomique, entre productions végétales et animales.
« Il y a de véritables pépites, de vrais trésors agronomiques dans tous ces territoires, insiste Jean-Pierre Bastié. Mais force est de constater qu’ils ne sont pas à la hauteur de leurs ambitions parce que les moyens ne sont pas au rendez-vous. Ces moyens sont essentiellement attribués depuis des années aux filières canne et banane ».
En 2020, ces experts ont donc fait un certain nombre de propositions et préconisations. Non pas pour opposer les filières dites organisées avec les autres agriculteurs, ni pour rompre brutalement avec la politique menée depuis des décennies mais pour rééquilibrer progressivement les aides du POSEI et du FEADER entre les territoires et entre les filières. Pour mémoire, le Programme d’Options Spécifiques à l’Eloignement et à l’Insularité (POSEI) est l’outil de mise à disposition d’aides européennes et nationales au secteur agricole pour toutes les RUP, les régions ultrapériphériques. Il représente une enveloppe annuelle de 320 millions d’euros environ pour la France,
« Ce que nous souhaitons, précise Jean-Pierre Bastié, c’est que lorsque la Commission européenne fixe ses grandes orientations pour la politique agricole pour 2030, elle comprenne qu’il y a déjà des réponses très concrètes avec ces exploitations familiales, agro-écologiques, qui sont très résilientes face aux crises sanitaires, environnementales ou économiques. Preuve en est que lorsqu’il y a des mouvements sociaux ou autres, des difficultés d’approvisionnement, elles sont le grenier de ces territoires ! Ce sont des agricultures assez exemplaires, souvent méconnues, qui demandent seulement un petit coup de pouce en matière de recherche, de formation, de développement… »
Explications en vidéo :
« L’île à sucre » et les îlets
A La Réunion, la canne à sucre est bien plus qu’une simple filière, c’est une institution. « Il y a quelques années, il y avait cette grande affiche qui trônait à Saint-denis et un peu partout dans l’île avec ce slogan : « La canne, notre culture » et cela voulait bien dire ce que ça voulait dire, dans les deux sens du terme », rappelle Thierry Simon. Mais pour le géographe, l’île cache bien d’autres trésors. Ancien professeur à l’Université de La Réunion, il s’est particulièrement intéressé à l’agriculture de case, à Mafate.
« Le problème de la canne, c’est qu’elle est cultivée jusqu’à une certaine altitude, explique le chercheur à Outre-mer la 1ère. Or La Réunion est une montagne avec des espaces dans les Hauts qui ne peuvent pas être plantés en canne. Il y a des sols qui sont pourtant d’une très grande richesse mais qui ne sont pas cultivés. Ils l’ont été parfois il y a longtemps, dans les cirques, dans ces lieux de vie qu’on appelle les îlets et qui ont été abandonnés. Il y a eu une sorte de déprise agricole mais le potentiel agro-écologique est encore là. Ill mériterait peut-être d’être revisité et pourrait constituer une alternative… »
Car pour Thierry Simon, le modèle réunionnais a trouvé ses limites. « C’est un modèle très fragile qui repose sur un système de subventions et qui est très sensible aux crises, climatiques ou sanitaires, on l’a vu récemment. Et il est peut-être temps de repenser les choses. »
Le choix de la permaculture
Illustration dans les Hauts de Saint-Anne avec Karen Bègue. Après 15 ans passés dans une grande entreprise à Saint-Denis, la quadragénaire a finalement choisi de reprendre l’exploitation familiale il y a deux ans. Un retour aux sources pour cette nouvelle agricultrice, au sens propre comme au figuré.
« Ici on a 9 hectares, on cultive sans produit chimique. On fait comme avant, comme nos grands-parents faisaient. On produit notre propre fumier, c'est pour cela que nous avons des animaux. On récupère tout le fumier des animaux pour replanter et faire les plantations. » Chèvres, pintades, canards, poulets, cochons ou lapins, elle élève tous les animaux de la ferme sur son exploitation. Un exemple parfait de permaculture, cette forme d'agriculture qui s'inspire de la nature, basée sur la diversité des cultures, leur résilience et leur productivité naturelle. « On laisse les herbes exprès dans le verger, on les fauche, on les met à sécher et on les donne à manger aux animaux au moins deux fois par jour. J’'essaie aussi d'avoir un maximum d'arbres fruitiers, de plantes ou d'arbres traditionnels de manière à ce que tout l'exploitation soit plantée et boisée et il n’y a pas besoin de trop de travaux de culture. Cela permet d'avoir aussi des fruits que l'on peut vendre : jacques, sapotilles, sapotes… Les fruits traditionnels, c'est une richesse qu'il faut garder ! ». Regardez son témoignage :
Coprahculture et dépendance alimentaire
Mais tous n’ont déjà plus cette chance de pouvoir faire marche arrière. Dans l’archipel des Tuamotu en Polynésie française, les cocotiers ont pris depuis longtemps toute la place. « Le cocotier a été planté massivement dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l’initiative de Paris, pour donner une utilité à ces terres et des débouchés commerciaux mais il a supplanté toutes les agricultures traditionnelles dans les fosses de culture, taros, bananiers ou papayers, qui assuraient une relative autosuffisance dans l’archipel », raconte Rémy Canavesio. Conséquence, selon le géographe, chercheur au CNRS, la coprahculture a ainsi créé une inquiétante dépendance économique et alimentaire dans toutes ces îles qui ne disposent plus désormais des ressources nécessaires pour nourrir ses habitants.
« Il faudrait sans doute relancer un maraîchage a minima dans les îles les plus peuplées des Tuamotu car actuellement, on se retrouve dans ce scénario incroyable où la quasi-totalité de l’alimentation de ces îles vient de l’extérieur à l’exception du poisson. » Mais même cette solution n’est pas si simple. « Pas d’eau douce de surface, des précipitations irrégulières, il n’y pas d’environnement plus hostile pour l’agriculture qu’un atoll avec toutes les contraintes géologiques et climatiques… »
Maré, la ferme de la Nouvelle-Calédonie
Dans le Pacifique toujours, Jean-Christophe Gay a étudié l’île de Maré qui est aujourd’hui considérée comme la ferme de la Nouvelle-Calédonie. « Maré est un cas à part, car c’est l’île la plus agricole des Loyauté avec deux productions principales : l’avocat et l’igname », explique le professeur des universités désormais en poste à Nice. Sur l’île, la production agricole a une triple destination : l’autoconsommation, la coutume et la vente. Les tubercules (ignames, patates douces, manioc, taros…) y dominent, par leur rôle dans l’alimentation de la population et par la place de l’igname dans la coutume. Ce dernier, longtemps interdit à la vente, a été, dans les années 1980, le produit le plus commercialisé, car les Maréens avaient l’exclusivité au marché de Nouméa. Une réussite qui à elle seule ne permet pas de redresser la balance agricole sur la Caillou. «La Nouvelle-Calédonie est encore loin d’être autosuffisante, reconnaît Jean-Christophe Gay. Le marché est très petit et il y a peu d’agriculteurs également, Même si toute la côte ouest de la Calédonie est aussi une terre d’élevage avec ses fameux « stockmen » à cheval et ses paysages qui ressemblent au Far West, on continue d’importer de la viande de Nouvelle-Zélande et d’Australie qui est beaucoup plus compétitive. Il y aussi de nombreux aléas climatiques avec la saison cyclonique. Vous avez effectivement une production locale, avec des prix très fluctuants, mais l’importation de fruits et légumes reste massive. »
Dans leur avis sur la loi de finances 2020, les membres de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, sous la houlette du député guadeloupéen Max Mathiasin, ont encore rappelé que « seuls 26 % des approvisionnements proviennent de la production locale dans les départements et régions d’outre-mer. » Selon les données recueillies par l’Office de développement de l’économie agricole d’outre-mer (ODEADOM), le montant des importations de produits agricoles et agroalimentaires pour les cinq départements ultramarins s’est en effet élevé en 2018, à un peu plus de 2 milliards d’euros, alors que les exportations de ces mêmes types de produits représentaient un peu moins de 360 millions d’euros.
Autonomie alimentaire en 2030 ?
Tendre vers l’autonomie alimentaire en 2030, c’est pourtant l’objectif qu’assignent aujourd’hui les pouvoirs publics à l’agriculture des Outre-mer. Un pari ambitieux. La crise Covid, avec les ruptures qu’elle a entraînées dans certaines lignes d’approvisionnement, a mis plus que jamais en évidence cette dépendance alimentaire dans tous les territoires. Pénurie du foncier, risques naturels, coût des intrants, les causes de ce déficit sont nombreuses et souvent structurelles mais la situation évolue. Des initiatives sont à l’œuvre partout pour développer circuits courts et filières bio, élevage et légumes pays.
La prise de conscience environnementale, la faiblesse du pouvoir d’achat, les préoccupations de santé publique sont autant de facteurs qui pèsent aussi sur ces évolutions. Pour approfondir la question, les rédactions du réseau des 1ères sont allées interroger agriculteurs, éleveurs, chercheurs, consommateurs et responsables administratifs pour le cinquième numéro d’ « Outre-mer et si on bougeait les lignes ? ». Des experts partageront notamment leurs réflexions et analyses : Harry Ozier-Lafontaine, directeur de recherches à l’INRAE Antilles-Guyane, Christophe Mouvet, Chef de projet au BRGM et spécialiste de la pollution des sols ou encore le chef culinaire Nicolas Baretje, devenu ambassadeur de la gastronomie polynésienne et qui défend une alimentation saine valorisant les produits locaux.
Karine Zabulon, présentatrice de l’émission, ouvrira également le débat avec Jacques Andrieu, le directeur de l’ODEADOM, l’organisme dédié à l’accompagnement du monde agricole ultramarin dans son développement durable, Benoît Lombrière, délégué général adjoint d’EuroDom, principal lobby ultramarin auprès de l'Europe, et Bernard Bonnet du collectif « Oasis Réunion », une association qui milite pour l’agro-bio-écologie à La Réunion.
L’émission sera diffusée prochainement sur les antennes des 1ère et sur le Portail des Outre-mer. Réagissez ou posez vos questions à redaction.outremer@francetv.fr