Au procès de l'assassinat de Samuel Paty, le Réunionnais Louqmane Ingar face à ses contradictions

Dessin de Louqmane Ingar, au Palais de justice de Paris.
Jugé pour association de malfaiteurs terroriste, le jeune Réunionnais était interrogé mercredi 11 décembre sur les faits qui lui sont reprochés. Serein, il a clamé son innocence. L'accusation, elle, a souligné ses ambivalences face à l'idéologie djihadiste.

C’était le grand jour pour Louqmane Ingar. Lui qui aurait normalement dû être à l'hôpital, habit d'infirmier sur le dos, à aider les malades, se retrouvait mercredi 11 décembre à la barre, devant la cour d’assises spéciale de Paris. Après plus d'un mois de procès (il est jugé depuis le début du mois de novembre avec sept coaccusés), il a enfin pu s'expliquer sur son lien avec le tueur de Samuel Paty, assassiné et décapité devant son collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) le 16 octobre 2020. C’était le grand jour, donc : il a tenté de convaincre la cour qu’il n’a rien à voir avec la mort du professeur d’histoire-géographie.

Comme toujours depuis le début de ce procès, le jeune homme est arrivé sereinement au Palais de justice de Paris. Pour l'occasion, il a sorti son beau costume bleu enfilé par-dessus une chemise blanche. Ses proches sont là, assis dans l'audience. Sa mère est, elle aussi, revêtue de bleu.

Entrée de la salle d'audience où se déroule le procès de l'assassinat de Samuel Paty, au Palais de justice de Paris.

Il y a un mois, c'est un jeune homme au parcours idéal qui s'est présenté devant les juges. Fils modèle, élève brillant, avec de grandes ambitions... Ses proches, venus spécialement à Paris, avaient plaidé son innocence en défilant les uns après les autres à la barre.

"Vous étiez radicalisé ?"

Les faits reprochés à l'étudiant en soins infirmiers de 22 ans sont graves. Il est accusé d'avoir conforté le terroriste, Abdoullakh Anzorov, dans son projet d'assassinat de Samuel Paty et d'avoir envisagé un départ sur zone occupée par des groupes terroristes (en Syrie ou en Afghanistan), voire d'effectuer une action martyre au préjudice de "mécréants". "Je conteste ma culpabilité", a calmement clamé Louqmane Ingar au tout début de son interrogatoire.

Ce jeune adulte sans histoire et très proche de sa famille avait une activité numérique bien plus sombre qu'on aurait pu croire. Foncièrement curieux, Louqmane a pris l'habitude de chercher des réponses à ses questions sur les réseaux sociaux. Et notamment sur la religion et la géopolitique du Moyen-Orient. Pourquoi Vladimir Poutine soutient-il le dirigeant syrien Bashar al-Assad ? Pourquoi les Turcs ont-ils une dent contre les Kurdes ? Qu'est-ce que la charia ? "J’avais cette volonté de comprendre", explique-t-il.

Sa quête de sens l'amène à échanger sur Instagram, Twitter, Telegram et Snapchat avec des individus qu'il ne connaît pas. "J’étais à la recherche de ce qu’était mon identité musulmane", résume-t-il. "Vous étiez radicalisé ?", le questionne alors le président de la cour. "Non", répond l'accusé. En revanche, les hommes avec qui il échangeait, eux, l'étaient.

Par naïveté et innocence, Louqmane Ingar se lie donc d'amitié (virtuelle) avec des individus qu'il n'aurait sans doute jamais dû fréquenter. Au détour de recherches sur la Tchétchénie, une république de la Fédération de Russie à majorité musulmane, il rencontre Abdoullakh Anzorov, qui vit en France avec sa famille. Le jeune homme est adepte d'un islam très radical. "Vous aviez constaté qu’il était radical ? - J’avais constaté qu’il était rigoriste", dit le Réunionnais.

Le permis de conduire

Comment a-t-il donc pu passer à côté des idées extrémistes de son ami Anzorov, et d'Ismail Gamaev, autre jeune Tchétchène qui faisait partie du groupe Snapchat qu'il avait lui-même créé ? Le Réunionnais avait l'habitude de créer des groupes de discussions selon les intérêts des uns et des autres. Avec Abdoullakh et Ismail, qu'ils n'a jamais rencontré physiquement, il parlait de la situation dans la zone irako-syrienne, de la Turquie et de religion en général. On l'accuse d'avoir administré ce groupe où circulaient des contenus djihadistes ? Il assure ne pas avoir vu ces photos et vidéos. Parfois, dit-il, il survolait les messages. C'est pour cela qu'il n'a pas détecté la radicalité de ses amis, se défend-il. Mais "j'ai toujours condamné Daech et al-Qaeda", assure-t-il pour défendre sa cause.

Pourtant, les preuves et les messages incriminants s'accumulent contre Louqmane, à qui la cour demande de justifier chaque échange, chaque smiley. Par exemple, le jour de la mort de Samuel Paty, Abdoullakh Anzorov envoie une photo de lui le doigt levé vers le ciel en indiquant qu'il avait une "épreuve" à passer. Pour les enquêteurs, cet index en l'air est un signe de la mouvance djihadiste, indiquant qu'il allait passer à l'acte. Louqmane et Ismail lui souhaitent alors bonne chance. Pour le parquet national antiterroriste, le Réunionnais s'est rendu complice du crime en encourageant le tueur.

Des fleurs et une pancarte en hommage à Samuel Paty devant le collège du Bois d'Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), où le professeur a été assassiné le 16 octobre 2020.

"Jamais je n’aurais pu imaginer", jure en réponse Louqmane. Pour lui, Abdoullakh Anzorov parlait de passer le permis, et non d'assassiner un enseignant. Curiosité soulignée par l'accusation : le Tchétchène avait déjà passé son examen de conduite deux semaines auparavant (il l'avait alors loupé), et en avait déjà parlé à ses deux amis virtuels.

Après la photo envoyée sur Snapchat et les encouragements de Louqmane Ingar, Anzorov l'a remercié d'un "Je t'aime en Allah, frère". Quelques minutes plus tard, il envoyait une capture d'écran d'un post qu'il avait mis sur Twitter. Il s'agissait de la revendication de l'attentat et de la photo de la tête décapitée de Samuel Paty.

Ismail Gamaev, le troisième membre du groupe Snapchat qui a admis sa culpabilité lors de son interrogatoire mardi, a aimé la photo envoyée par le terroriste. Louqmane, lui, se dit sous le choc en voyant l'image macabre. "WESH", envoie-t-il alors dans le groupe, enjoignant à Anzorov de la supprimer. Quelques heures plus tard, il apprendra la mort du professeur et de son bourreau en regardant la télé.

"C’était irresponsable de ma part"

Plus de quatre ans ont passé depuis ce tragique évènement. "Je n'ai pas conspiré à quoique ce soit", promet le Réunionnais, sous les yeux de ses parents. "J’aurais jamais dû aller sur les réseaux sociaux pour chercher des réponses. C’était irresponsable de ma part", reconnaît-il. Sa mère l'avait pourtant prévenu. "Je ne l’ai pas écoutée, elle en a énormément souffert", regrette-t-il.

Après les questions du président, l'accusation et les parties civiles ont pris la suite, poussant l'accusé dans ses retranchements. Comment a-t-il pu passer à côté des messages ultraviolents et radicaux de ses comparses ? Que signifiaient ces messages parfois ambigus sur l'islam ? "C'était pour rire", promet Louqmane. "Vous trouvez ça marrant ?", lui rétorque abruptement un des avocats de la partie civile.

"Si vous ne percevez pas ce qu'il y a de problématique dans ces groupes, c'est peut-être qu'il y a une certaine complaisance de votre part", tente un des avocats généraux. L'accusé ne vacille pas et regrette l'interprétation personnelle faite par les procureurs à la lecture de certains messages.

Les accusés du procès Samuel Paty. Dans le box : Abdelhakim Sefrioui, Azim Epsirkhanov, Yusuf Cinar, Brahim Chnina, Naïm Boudaoud. Devant, comparaissant libres : Louqmane Ingar, Priscilla Mangel, Ismail Gamaiev.

Juger un membre supposé de la djihadosphère s'avère périlleux. Si pour le parquet général, un mot peut attester d’une radicalisation islamiste, Louqmane peut y voir de son côté une signification plus légère. "Au moment où je fais ça, je ne me rendais pas compte", répète-t-il souvent. Difficile pour des magistrats habitués à faire face aux plus grands criminels du pays de cerner cet adolescent autrefois naïf et imprudent. "Vous êtes un jeune sur internet qui trouvez des mauvaises réponses aux mauvaises questions", a tenté d'analyser un des avocats.

Le procès s'achèvera la semaine prochaine avec les réquisitions du parquet et les plaidoiries des avocats. La cour d'assises spéciale de Paris tranchera alors le cas si complexe de Louqmane Ingar. "J'ai confiance en la justice. C’est pour ça que je suis serein", a lâché le jeune accusé réunionnais.