[DOSSIER 1/3] Avortements forcés et contraception expérimentale, les violences médicales sur les femmes à La Réunion

Scandale des avortements forcés à la clinique du Dr Moreau à Saint-Benoit
À l'occasion de la journée internationale des droits des femmes ce 8 mars 2025, Outre-mer la 1ère vous propose un dossier sur la façon dont la France a exercé des violences réelles ou symboliques sur les femmes ultramarines. Ce premier volet est consacré aux femmes réunionnaises à qui l'on imposait avortement forcé ou contraceptif expérimental pourtant non autorisé.

En mars 1970, le docteur Serveaux est appelé en urgence par une famille d'un village de la commune de Trois Bassins à La Réunion. Leur fille de 17 ans a perdu connaissance et saigne beaucoup. Le médecin diagnostique une hémorragie due à un avortement et un curetage subis à la clinique de Saint-Benoît. Il prévient alors les autorités et porte plainte contre X.

Rapidement, l'enquête révèle que des avortements et des stérilisations ont lieu dans cette clinique. Combien ? Selon le quotidien communiste réunionnais Témoignages, la clinique de Saint-Benoît aurait effectué en 1969 1.018 interventions en gynécologie dont 844 avortements. Certains souhaités, d'autres non.

Scandale des avortements forcés à la clinique du Dr Moreau à Saint-Benoit

Aucun chiffre consolidé ne peut être avancé car ces opérations ne sont pas légales : elles sont interdites par la loi. Le paradoxe est là : alors qu'à cette époque dans l'Hexagone, des militantes se battent pour légaliser l'interruption volontaire de grossesse (IVG) et faire cesser les avortements clandestins où les femmes risquaient leur vie, à La Réunion, des futures mères qui n'ont rien demandé perdent leur bébé sur la décision de médecins.

"Il m'a retiré mon enfant"

C'est le cas de Mme Robert, l'une des seules victimes à avoir accepté de témoigner à visage découvert dans Les 30 Courageuses de La Réunion. Une affaire oubliée, un documentaire réalisé par Jarmila Buzkova. Enceinte de deux mois, elle devait être opérée pour une appendicite sur les conseils d'un médecin, le Dr Moreau, responsable de la clinique de Saint-Benoît. "Mais au lieu de l'appendice, il m'a retiré mon enfant, dénonce-t-elle au sujet du Dr Ladjadj, le chirurgien qui a pratiqué l'opération. Ça m'a marquée. J'y pensais à chaque fois que je passais devant la clinique."

Mme Robert et 35 autres femmes ont le courage de porter plainte et de témoigner au procès qui s'ouvre en 1971. Un procès qui oppose deux mondes : d'un côté, des femmes pauvres, pour la plupart noires ou malbaraises et souvent illettrées ; de l'autre, des médecins majoritairement blancs, notables influents, bénéficiant de réseaux politiques.

Parmi les prévenus, le Dr Ladjadj. Ce dernier écrira avant son procès : "La Sécurité sociale, le président du conseil général m'ont donné le feu vert pour les stérilisations." Il sera au final condamné le 5 mars 1971 à trois ans de prison dont 18 mois avec sursis et 3,6 millions de francs d'amende. Il lui est interdit d'exercer sa profession pendant cinq ans.

L'un des accusés, le docteur Alain Ladjadj, sort du tribunal de Saint-Denis lors du procès en appel, le 5 mars 1971.

Le Dr David Moreau est aussi poursuivi comme représentant de la clinique. Ce proche de Michel Debré, ancien Premier ministre du général de Gaulle et influent chef de file de la droite réunionnaise, sera jugé civilement responsable mais ne sera condamné à aucune peine.

Scandale des avortements forcés à la clinique du Dr Moreau à Saint-Benoit

"Le spectre d'un suicide racial"

Les autorités ont-elles soutenu ces avortements et stérilisations comme l'affirme le Dr Ladjadj ? S'il est impossible de retrouver les instructions officielles qu'il affirme avoir reçues, la campagne antinataliste de l'époque est flagrante. Dans un contexte de guerre froide, la France s'inquiète de la forte croissance de la population aux Antilles et à La Réunion, synonyme pour elle de pauvreté, de sous-développement et d'expansion du communisme – une thèse partagée par d'autres pays.

Elle décide donc de contrôler les naissances pour lutter contre la "surpopulation". A La Réunion, cette politique antinataliste trouve un écho chez Michel Debré. Pour limiter cette "démographie galopante", il milite pour l’envoi d’enfants réunionnais dans la Creuse.

Comme l'explique la sociologue et docteure en science politique Myriam Paris dans son article "La racialisation d'une politique publique, le contrôle de la natalité à La Réunion (années 1960-1970)" publié dans la revue Politix en 2020, il dépêche aussi dans l’île une équipe de médecins ayant pour mission de populariser des méthodes contraceptives lorsqu'il devient député en 1963.

Michel debré, en campagne pour les législatives à Saint-Denis de La Réunion, en 1963, l'année de la création du Bumidom

Cette contraception vise surtout les femmes de couleur. Se basant sur des archives et des rapports remis aux autorités françaises, Myriam Paris écrit ainsi que des sociologues, parlementaires et membres du corps médical s'inquiètent d'un "déséquilibre démographique au profit des Indiens – Malbars". "Le spectre d’un « suicide racial » (i.e. réduction de la population blanche menaçant sa suprématie) est ainsi agité, plaidant pour un contrôle de la natalité ciblant spécifiquement les non-Blanc·he·s", résume-t-elle.

Interdit ailleurs, le contraceptif est ici imposé

Au-delà de faire l'objet de statistiques racialisées et d'être la cible d'une propagande intensive comme le montre la photo ci-dessous, les femmes pauvres et non blanches se voient souvent imposer le type de contraceptif, à savoir le stérilet puis, à partir de 1969, un contraceptif hormonal baptisé le Depo-Provera. Il est injecté par piqûre et fait effet sur une durée de trois à six mois.

Campagne publicitaire du Centre d'orientation familiale à La Réunion

Produit par la firme américaine Upjohn, il est commercialisé comme traitement de l'endométriose à partir de 1960, avant d'être testé pour ses propriétés contraceptives en 1963. Les expérimentations sont menées au Brésil, au Chili ou à Puerto Rico, mais la Food and Drug Administration (FDA, administration américaine de contrôle des produits alimentaires et pharmaceutiques) refuse de le mettre sur le marché en tant que contraceptif. Elle ne donnera son autorisation qu'en 1992 en y ajoutant de nombreuses restrictions en raison de ses lourds effets indésirables avérés.

Pourtant, ce produit est importé à La Réunion à partir de février 1969, rapporte Myriam Paris. Bien que les femmes soient près de 88% à se plaindre de troubles, il représente 60% des prescriptions dès 1970 et est utilisé pour des femmes dont "le niveau intellectuel était très bas", écrit dans un rapport un médecin, le Dr Luneau. "Cet aveu révèle le peu de place laissée au choix des consultantes", résume la chercheuse.  

Hémorragie, enfants malformés

L'Union des femmes de La Réunion, organisation féministe de l'île, dénonce l'usage de ce contraceptif dans son journal, retrace la sociologue : "Nous demandons que les femmes ne soient pas traitées comme des cobayes". Elle alerte les lectrices sur les effets du Depo-Provera : "règles abondantes allant jusqu’à l’hémorragie, cas de naissance d’enfants malformés après avoir utilisé cette méthode".

Soutenue par les communistes, l'organisation "parvient à ouvrir un débat public sur l’opportunité de ce contraceptif et à contraindre les autorités à réagir", poursuit Myriam Paris. Les vérifications dans l'Hexagone révèlent que le médicament est principalement réservé "aux patientes internées dans des hôpitaux psychiatriques".

Face à la remise en question du contraceptif par les autorités, les médecins réunionnais se mettent vent debout en agitant le risque d'une "augmentation significative du taux des avortements". "Ces médecins majoritairement métropolitains, arguant de leur connaissance du terrain, défendent des exceptions législatives pour garantir une politique publique racialisée Outre-mer", écrit la sociologue.

Autorisé sous la pression des médecins

Ils obtiennent satisfaction puisqu'en 1980, le ministère de la Santé donne l'autorisation de mise sur le marché du Depo-Provera à des fins contraceptives.

Le Depo-Provera, contraceptif qui s'injecte par piqûre, a été autorisé en France en 1980.

"Mais à la fin des années 1970, les statistiques racialisées disparaissent des rapports d’activités et les prescriptions de Depo-Provera sont marginalisées, constate-t-elle. Il semble qu’ils transforment leurs pratiques parce qu’ils se savent contrôlés par des pouvoirs publics désormais réticents quant à la prescription de ce contraceptif."

La sociologue conclut donc que les femmes réunionnaises pauvres et non blanches "ont ainsi été soumises à des méthodes particulièrement abusives et coercitives" par les responsables des organisations locales dédiées à la réduction de la natalité qui ont développé des discours et des pratiques clairement eugénistes.

Les autres volets de ce dossier sont à retrouver ici :

[DOSSIER 2/3] Des esclaves génitrices aux contrôles humiliants des années 1970, comment la France a violenté les femmes des Antilles

[DOSSIER 3/3] Mariages arrangés et "bonnes mères de famille", le cas des jeunes filles dans les homes indiens de Guyane