Du Bal Nègre à la statue de la Mulâtresse Solitude, balade mémorielle dans le Paris noir

Des participantes du Maimory Tour prennent en photo le buste de Gaston Monnerville, à Paris.
Samedi 1ᵉʳ mars, plusieurs associations qui font la promotion des Outre-mer et des cultures afro-descendantes se sont associées pour organiser un "Maimory Tour", une déambulation mémorielle dans les rues de Paris. L'occasion de découvrir ou redécouvrir les figures noires (souvent oubliées) qui ont marqué l'histoire de France.

"Le Maimory Tour, ce n'est qu'un début. Il faut le faire sur plusieurs jours. Il aurait fallu tout un week-end." Malheureusement, nous n'avons qu'une demi-journée devant nous. Samedi 1ᵉʳ mars, lors d'une froide mais superbement ensoleillée matinée, Ngombulu Ya Sangui Ya Mina Bantu (N.Y.S.Y.M.B) Lascony, que tout le monde appelle plus sobrement Lascony, son nom de famille, a fait ce qu'il sait faire de mieux : raconter avec passion l'histoire de France. Mais pas n'importe quelle histoire. Celle vue sous le prisme des afro-descendants. Celle du Paris noir.

Comme chaque année, l'association Français à part entière (FAPE) organise ce qu'elle appelle un "Maimory Tour" – une grande déambulation mémorielle qui se déroule généralement au mois de mai, le mois des mémoires de l'abolition de l'esclavage en France. "Le Maimory Tour, c'est un tour de Paris où on traverse la capitale en allant découvrir l'histoire et la présence des Afro-caribéens, des Africains, dans l'espace public", explique Keyza Nubret, la présidente de FAPE.

Exceptionnellement, cette année, le tour se déroule en ce premier jour du mois de mars pour marquer la fin du Black History Month. En réalité, l'association, associée avec Sorb'Outremer et le Projet Alkebulan, a voulu profiter de la présence d'Italiennes afro-descendantes à Paris pour leur présenter l'histoire de France à travers ses grandes personnalités politiques et culturelles noires.

Le guide-historien Lascony et les participants du Maimory Tour devant le Bal Blomet, à Paris.

Des figures noires effacées de l'Histoire

Rendez-vous est donné à 9 heures du matin devant un lieu symbolique. Le groupe – une trentaine de personnes – se retrouve devant la façade rouge et noire du Bal Blomet, salle de spectacle autrefois connue sous le nom de "Bal Nègre". C'est ici que, il y a près de 100 ans, a été créé le premier cabaret noir de France, à l'initiative du Martiniquais Jean Rézard des Wouves, "meilleur musicien que politicien", juge le professeur Lascony.

Pendant des années, cette salle fut un lieu incontournable de la culture antillaise et afro-descendante, accueillant des musiciens de renommée internationale comme Sidney Bechet, ou encore l'iconique danseuse Joséphine Baker.

La devanture du Bal Blomet, dans le 15ᵉ arrondissement de Paris.

Le Bal Nègre a aussi vu passer nombre de grands artistes blancs, comme l'écrivain Jean-Paul Sartre ou bien le peintre Pablo Picasso. Fermé par les Nazis sous l'Occupation (1940-1944), le lieu a rouvert ses portes en 2017, avec un nouveau nom. Mais il reste aujourd'hui encore une des scènes jazz incontournables de la capitale. "Ici, c'est le début du Paris noir", dit le guide-historien pour inaugurer la longue balade matinale.

Cet homme, originaire du Congo-Brazzaville, connaît les moindres recoins de Paris. Et surtout les anecdotes qui vont avec. L'organisation de ce Maimory Tour part d'un constat : les grandes figures noires de l'histoire de France restent très peu connues du grand public. "Malheureusement, à part l'esclavage, on ne connaît pas les figures telles que Paulette Nardal, Aimé Césaire... Même Maryse Condé, on n'en parlait pas forcément à l'école. Il y a un manque de visibilité dans les programmes scolaires", déplore Marie-Elie Grandbois, présidente de l'association Sorb'Outremer. C'est elle qui a approché Keyza Nubret pour organiser cette marche mémorielle.

"L'histoire n'est ni tout blanc, ni tout noir"

Justement, près de la faculté où la Guadeloupéenne étudie (la Sorbonne) se trouve un des lieux les plus emblématiques de la mémoire nationale : le Panthéon. Ici reposent les grands noms politiques et culturels qui ont marqué la nation. Lascony explique aux participants qu'on y rend hommage à Aimé Césaire, à Toussaint Louverture, ou encore à Joséphine Baker.

À quelques pas de là, le guide emmène le groupe devant le lycée Louis-le-Grand (5ᵉ arrondissement). C'est ici que le Martiniquais Aimé Césaire et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor se sont rencontrés en 1931. Leur association intellectuelle donnera naissance au courant littéraire et politique de la négritude. C'est d'ailleurs dans le bâtiment juste en face que les deux hommes organisèrent le premier congrès international des écrivains et artistes noirs en 1956.

Si l'initiative vise principalement à rendre aux grandes personnalités noires leur place dans l'histoire politique et culturelle du pays, Keyza Nubret tient à apporter de la nuance. "L'histoire n'est ni tout blanc, ni tout noir", répète-t-elle inlassablement. 

Quand on parle d'Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor et du Congrès qu'ils ont mis en place, c'est important de dire que la personne qui a fait l'affiche, c'était Picasso, que le parrain, c'était Sartre... Il y a eu à chaque fois des Français caucasiens qui ont contribué aussi à cette émancipation, à cette décolonisation, à cette visibilité de l'histoire des noirs.

Keyza Nubret, présidente de Français à part entière

Le premier président noir de France

Jonglant entre le français, l'anglais et l'italien, le professeur Lascony enchaîne les petites histoires de la grande Histoire. Devant le buste de Gaston Monnerville, installé près du Jardin du Luxembourg, l'homme s'offusque : "Pourquoi ne l'ont-ils pas mis à l'intérieur du parc ?". Car le Guyanais, qui aurait pu devenir le premier président noir de France (il était président du Sénat entre 1947 et 1968, il était donc le deuxième personnage de l'État) mérite d'être au plus proche du lieu qu'il présida pendant plus de 20 ans, estime-t-il.

Le Maimory Tour fait un passage devant le buste de Gaston Monnerville, à Paris.

Gaston Monnerville, Joséphine Baker, Aimé Césaire, Alexandre Dumas, Toussaint Louverture, Léopold Sédar Senghor, la Mulâtresse Solitude... Le Maimory Tour a permis aux curieux et curieuses de redécouvrir ces grandes personnalités noires souvent oubliées des livres d'histoire.

Il ne s'agit pourtant pas que de passé. Durant les cinq heures de marche, Lascony n'hésite pas à trouver des références plus modernes pour raconter le Paris noir. Prenez le pont des Arts, situé entre le Louvre et l'Académie française. Non seulement c'est l'occasion de rappeler qu'Aimé Césaire, pourtant grand écrivain francophone, n'a jamais été admis à l'Académie (contrairement à son camarade Sédar Senghor). Mais c'est aussi ici que la chanteuse Aya Nakamura a performé avec la Garde républicaine lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques, en juillet dernier. Tout un symbole, estime l'historien. 

Luckas Daupin, un étudiant en théâtre originaire de la Guadeloupe, se laisse porter par les récits du guide, au bagout naturel. Vivant à Paris, le jeune homme savait qu'il y a plusieurs lieux rappelant l'histoire et le parcours de personnalités noires dans la capitale. "Mais autant, je ne pensais pas", admet-il. 

On devrait beaucoup plus en parler. Même de là où je viens, en Guadeloupe, si ce ne sont pas les professeurs qui font des apartés, on ne serait même pas au courant de l'histoire de la Guadeloupe.

Luckas Daupin, étudiant en théâtre

"L'histoire est faite de corrections. Avec ce genre d'initiative, on va avancer davantage", salue le professeur Lascony, fin connaisseur de l'histoire esclavagiste de la France. "Depuis l'adoption de la loi Taubira en 2001 [reconnaissant la traite négrière et l'esclavage comme crime contre l'humanité], il y a quand même eu une évolution. Il y a beaucoup d'associations qui se sont impliquées et qui ont travaillé en collaboration avec des municipalités" pour mettre en place une politique mémorielle dans les villes françaises.

La honte de l'esclavage

Il ne manque toutefois pas de pointer du doigt les incongruités mémorielles que l'on retrouve dans les rues de la capitale. Par exemple, cette statue en hommage à Thomas Jefferson, ancien président des États-Unis (1801-1809), mais aussi esclavagiste de renom. L'édifice trône juste au pied de la passerelle Léopold Sédar Senghor, dans le 1ᵉʳ arrondissement, menant, de l'autre côté de la Seine, au Quai Aimé Césaire. Deux figures de la décolonisation à côté d'un ancien propriétaire d'esclaves. "Parfois, on peut croiser une statue sans vraiment se concentrer sur qui est cette personne, ce qu'elle a fait...", reconnaît Emmanuella, une des Italiennes qui participe à la visite.

La colonne Vendôme, surmontée d'une statue de Napoléon 1ᵉʳ, surplombe la place Vendôme, à Paris.

Balade mémorielle, virée sportive (la marche est bonne pour la santé, faut-il le rappeler) et déambulation touristique dans les quartiers de Paris, le Maimory Tour est un concentré nécessaire d'histoires et de découvertes. Mais aussi d'ironie. Sur la fameuse place Vendôme, qui abrite nombre de boutiques de luxe, le professeur Lascony pointe le doigt vers l'immense colonne qui trône au centre de la place. Tout en haut se tient debout, puissant, une statue de Napoléon 1ᵉʳ. Le guide-historien ne manque pas de rappeler qu'en 1802, l'empereur avait réinstauré l'esclavage dans les colonies françaises (après une première abolition en 1794).

La scène est pourtant amusante, explique Lascony. Car, à gauche de cette colonne, on retrouve le ministère de la Justice, qui a été dirigé par une femme noire entre 2012 et 2016 (Christiane Taubira). Juste en face, le chanteur guyanais Henri Salvador a possédé un appartement-studio. Napoléon était donc entouré de deux grandes figures noires de l'histoire de France. Une anecdote toute symbolique que ne manquera pas de reraconter le professeur Lascony lors de la prochaine édition du Maimory Tour.