Même président, même rapporteure, même nom qu'au printemps 2024... Un parfum de déjà-vu plane ce mardi 21 janvier dans la salle de l'Assemblée nationale où se réunit la commission d'enquête parlementaire relative aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie.
Le président, le député du Finistère Didier Le Gac (EPR, parti macroniste), en vient même à préciser dans son introduction : "Ce n'est pas la continuité mais bien une nouvelle commission." Traduction : ce n'est pas la continuité de celle qui s'est déroulée de mai à juin 2024 et dont les travaux ont été interrompus par la dissolution de l'Assemblée nationale le 9 juin dernier.
Certes, des membres de la commission ont changé mais pas tous à l'instar de Jean-Paul Le Coq, premier vice-président et député de Seine-Maritime (GDR). "Moi, je refais volontairement cette commission, d'abord parce qu'elle n'a pas abouti, et parce que je pense que l'on peut toujours avoir des éléments complémentaires, explique-t-il. Et comme tous ceux que l'on a auditionnés lors de la première commission ont entendu ce qu'ont dit tous les autres, cela va permettre une commission encore plus riche en termes de documentation que la commission d'enquête précédente."
90 % de la population exposée
Car les personnes vont souvent être réauditionnées. C'est le cas de Sébastien Philippe et Tomas Statius, auteurs de l'ouvrage Toxique – Enquête sur les essais nucléaires en Polynésie (Disclose / PUF, 2021).
Un livre dans lequel ils s'attachent à démontrer que pendant les essais atmosphériques de 1966 à 1974, "plus de 90 % de la population polynésienne" ont pu être exposés à des seuils radioactifs supérieurs à ceux nécessaires pour se faire indemniser.
Déjà entendus en mai 2024, ils sont les premiers à échanger avec la commission en visio ce mardi 21 janvier 2025 et s'appuient d'ailleurs sur l'audition en 2024 de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) pour défendre leur travail.
"On a appris qu'ils [l'IRSN] avaient fait une étude indépendante entre nos travaux et le CEA (le Commissariat à l'énergie atomique, NDLR) et qu'ils se sont rendu compte qu'on avait raison", constate ainsi Sébastien Philippe.
"Le Civen refuse d'en tenir compte"
Derrière cette guerre scientifique se déroule en fait un combat crucial pour la reconnaissance des victimes et leur indemnisation. Selon les calculs des deux auteurs validés par l'IRSN devant la commission, les doses radioactives reçues par des habitants des Gambier, de Tureia et de Tahiti "ont été deux à dix fois supérieures aux estimations établies par le CEA en 2006".
Or ce sont les chiffres de la CEA sur lesquels s’appuie le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) pour examiner les dossiers et "décider qui peut et ne peut pas accéder au statut de victimes", regrettent les auteurs. Y a-t-il eu une évolution ? Pas pour le moment.
Autre lien avec la précédente commission : la question du seuil de radioactivité dangereuse pour la santé. La limite d'exposition du public est estimée à un millisievert par an (mSv/an) en dehors des expositions médicales et naturelles, un seuil utilisé dans les demandes d'indemnisations.
"C'est ce qu'a répété l'IRSN, c'est impossible de démontrer qu'un requérant présent en Polynésie pendant les essais n'a pas reçu une dose inférieure à un millisievert, assène Sébastien Philippe, laissant comprendre que toute personne ayant développé une pathologie reconnue devrait être considérée victime des essais. Pourtant, le Civen refuse toujours d'en tenir compte dans ses décisions."
Le retour des registres au Fenua
Déjà entendus au printemps dernier, les membres du Civen pourront répondre à la commission le 29 janvier prochain. Mais d'après l'association 193 qui vient en aide aux victimes civiles des essais pour monter les dossiers d'indemnisations, "entre la précédente commission et aujourd'hui, on a recensé une augmentation des décisions de rejets" du Civen.
Interrogée par la députée polynésienne Mereana Reid Arbelot, la vice-présidente de l'association Léna Normand fait un état des lieux sanitaire. "Entre 1985 et 2023, ce sont plus de 12.000 personnes qui ont développé une des 23 maladies reconnues comme radio induites", liste-t-elle en s'appuyant sur les données de la caisse de prévoyance sociale.
Selon le rapport d'activité 2023 du Civen, sur les 1.300 dossiers de demandes d'indemnisation, "383 ont fait objet d'une décision favorable, soit 29 %, calcule Léna Normand. C'est très faible."
Le président de l'association Père Auguste Uebe-Carlson pointe d'ailleurs un écueil dans le nombre estimé de malades. "La caisse de prévoyance sociale (CPS) a recensé plus de 12.000 personnes de 1985 à 2023. Qu'en est-il des années 1966 à 1984 ? questionne-t-il. Nous n'avons pas de données ni à la CPS ni dans le pays. Le seul lieu que nous soupçonnons qui pourrait avoir des données précises, c'est entre les mains des militaires" qui avaient "toute la partie santé [...] entre les mains [...] jusqu'à 1985".
Il réclame donc le retour au Fenua de ces registres pour "comprendre la situation des Polynésiens".
Remise du rapport en juin
Avoir accès aux documents militaires, c'est aussi ce que souhaiteraient les deux auteurs Sébastien Philippe et Tomas Statius, qui n'ont pas eu accès à tous les rapports. Le fil conducteur de leurs travaux, un ensemble de 2.000 pages déclassifiées en 2013, montre pourtant déjà une volonté de cacher la vérité à la population polynésienne.
"Au début des documents, ils disaient : 'On va voir ce que ça donne en 1966 (début des essais en Polynésie, NDLR) et si la population locale ne fait pas de manifestation et que la population en métropole ne pense pas que c'est un problème, on continuera comme ça', raconte Sébastien Philippe. Et dès le premier essai, les retombées sont très importantes sur une des îles les plus proches et c'est à partir de ce moment-là qu'on va tout passer sous silence pour les populations locales."
Ils souhaitent surtout pouvoir trouver facilement ces dossiers qui ne sont plus "secret défense" car "un document déclassifié ne veut pas dire un document accessible". "Où sont-ils ? Je ne sais pas. La question de l'accessibilité serait intéressante" souligne Sébastien Philippe, rappelant que les Polynésiens ne peuvent pas tous se payer un billet d'avion pour aller aux archives à Paris.
Le président de la commission assure en tout cas de la volonté d'aller jusqu'au bout de la commission avec une remise du rapport aux alentours du 10 juin. Pour Jean-Paul Le Coq, le rapport final pourra d'ailleurs permettre de changer la loi en faveur des victimes des essais nucléaires.
On peut écrire une loi complémentaire à la loi Morin, on peut pousser le gouvernement à la faire ou on peut l'écrire nous, en tant que parlementaires, et l'inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Donc c'est pour ça que cette commission d'enquête a un certain pouvoir.
Jean-Paul Le Coq