Originaire de la Martinique, Jacqueline Couti habite aux Etats-Unis depuis plus de vingt ans. Titulaire d’un doctorat de l’Université de Virginie, elle est actuellement professeure à Rice University (Houston, Texas) où elle occupe la chaire Laurence H. Favrot en études françaises et francophones, après avoir enseigné à l’Université de l’Etat du Kentucky, à Lexington. Professeure et chercheuse, elle est spécialisée dans l’exploration des littératures et cultures francophones des anciennes colonies françaises des Amériques, de l’Afrique du nord et de l’ouest. Elle consacre notamment son travail aux questions de genre, de sexualité, d’identité et de nationalisme. Elle s’intéresse aussi à la danse en milieu diasporique et transatlantique comme forme de résistance, de pouvoir et de savoir. Son nouvel ouvrage "Sex, Sea, and Self: Sexuality and Nationalism in French Caribbean Discourses, 1924-1948" ("Sexe, Mer, et Soi : Sexualité et nationalisme dans les discours franco-caribéens, 1924-1948") paraîtra en anglais le 1er novembre aux éditions Liverpool University Press. Il est déjà disponible sur la plupart des sites de commandes de livres en ligne.
"Sexe, Mer, et Soi: Sexualité et nationalisme dans les discours franco-caribéen, 1924-1948" fait je crois écho à votre précédent ouvrage ("Liaisons créoles dangereuses") qui concernait la période 1806-1897. Vous y analysiez la question de l’imbrication de la sexualité et du colonialisme dans les Caraïbes, notamment aux Antilles françaises. Qu’en est-il de cette nouvelle étude ?
Jacqueline Couti : La première étude, "Liaisons créoles dangereuses", porte sur les écrits de Blancs créoles, békés de la Martinique et de la Guadeloupe. J’examinais aussi les textes de voyageurs français et européens dans les colonies et leurs interactions avec cette littérature blanche créole. La sexualisation du corps de la femme créole, qu’elle soit dépeinte comme blanche mulâtresse et noire, et sa symbolisation en une allégorie nationale sont au cœur de ce premier ouvrage. J’examine un discours masculin qui organise une triade de désirabilité stéréotypée autour de la femme créole, la béké, la mulâtresse et la négresse, pour exprimer des idées particulières autour de la citoyenneté française et de l’identité nationale et raciale.
Dans cette nouvelle monographie, les auteurs afrodescendants, qu’ils se reconnaissent comme noirs ou mulâtres, et la façon dont ils répondent à un certain discours colonial pour revisiter les notion de citoyenneté française, d’appartenance nationale, et d’identité nationale et raciale attirent mon attention de 1924 à 1948. Cette période qui comprend l’entre-deux-guerres, Antan Robè et Antan Sorin est une époque tourmentée et chaotique, difficile économiquement, politiquement, et culturellement pour les habitants des Antilles. L’originalité de cette étude est qu’elle se penche sur des femmes et des hommes écrivains de façon comparative et en les ancrant, autant que possible dans leur moment historique. Le titre du livre vient de celui d’une chanson de Serge Gainsbourg "Sea, Sex and Sun" (1978). Bien que le titre de Gainsbourg soit en anglais, la chanson elle est en français ; l’idée de décalage est importante pour moi. Je voulais rappeler dès le titre la notion de la sexualisation de la mer, des îles mais aussi de la sexualisation des habitants, les iliens. Je reviens une fois de plus sur la construction du corps de la femme comme un symbole national et socioculturel. Dans un espace transatlantique, les auteurs antillais que j’examine ont publié et/ou écrit en France pour remettre en question la symbolisation sexualisée du corps de la femme ou alors pour se la réapproprier - pour les hommes.
J’explore un dialogue implicite et intertextuel entre auteurs afrodescendants, auteurs blancs créoles mais aussi auteurs français nés de l'autre côté de l'Atlantique. Les auteurs antillais publiés en France pour exprimer leur vision distincte et parfois conflictuelle concernant l’humanisme noir : ce que cela veut dire d’être homme ou une femme noire.
Vous avez divisé votre ouvrage en deux parties, la première dédiée à la parole féminine, la seconde à la masculine. Pourquoi ce choix basé sur le genre ?
Le livre est effectivement séparé en deux sections: "She says / Elle dit" et "He says / Il dit" pour souligner les différentes approches, masculines et féminines. Le titre de ces deux sections s’est imposé après divers entretiens avec les parents de ma mère portant sur la période Antan Robè. Ma grand-mère avait une vision extrêmement négative de cette époque, très distincte de celle de mon grand-père. A travers la structure du livre, je voulais montrer l’importance de l’expérience personnelle face à un moment historique donné. Ce moment historique, souvent pensé comme unique sera vécu par tout un chacun de façon variée, selon le genre, le sexe de chaque individu, la classe sociale etc.
Dans la première section j’examine des femmes martiniquaises qui attirent de plus en plus l’attention : Suzanne Lacascade, Paulette et Jeanne Nadal Nardal, Mayotte Capécia (nom de plume pour Lucette Combette). Ces auteures qui restent toujours méconnues d’une majorité d’Antillais viennent de milieux très différents et ont des idées très distinctes sur l’identité féminine et noire. Dans la seconde section j’examine des auteurs martiniquais et guadeloupéen peu connus de nos jours tels que Sully Lara et Raphaël Tardon car ils attirent moins l’attention de la critique littéraire. Les auteurs que j’examine n’appartiennent pas au mouvement de la négritude.
Paulette Nardal est souvent présentée comme un précurseur de la négritude mais je pense que cette vision qui se veut positive est trop souvent réductrice et lui enlève sa propre originalité. Les auteurs que j’examine ont leur propre idée sur l’identité noire et la condition noire.
Pour moi, Paulette et sa soeur sont les égéries de l'internationalisme noir bien plus que de la négritude. Elles définissent cette notion et la discutent dans plusieurs de leurs textes. Pour elles, l'internationalisme noir est tout ce qui rapproche d'un point de vue culturel et historique les Noirs autour du monde - Africains et leur diaspora, les divers afrodescendants des Amériques, etc., par exemple. Elles s'intéressent beaucoup à la création théâtrale et musicale. Dans le cas de Paulette Nardal, elle apporte les Negro Spirituals en Martinique dans diverses chorales. Les discussions des soeurs Nardal apportent beaucoup aux études de genre, aux débats sur le rôle de la femme et sur le féminisme noir. Très tôt, pour ces Martiniquaises, "le personnel est politique." "The personal is political" est le cri de ralliement de la seconde vague de féminisme aux Etats-Unis dans les années 1960. L'apport de ces femmes est donc complexe et riche.
Il est aussi important de penser à une tradition d’un humanisme noir qui ne commence pas simplement avec la négritude mais qui remonte au lendemain de la révolution haïtienne, si ce n’est un peu avant, où nous avons déjà des auteurs tels que le baron de Vastey qui se posent des questions très importantes sur l’humanisme noir. L’idée de "Sex, Sea, and Self" est de rappeler qu’il y a eu des façons multiples de discuter de l’identité et de la condition noires, de l’humanisme bien avant la négritude, pendant et bien après. Le but est de souligner une tradition autour de la pensée noire dont la négritude n’est qu’un exemple mais pas le seul exemple. La littérature et la culture des Antilles françaises sont bien plus complexes. Bien des auteurs antillais doivent être remis au goût du jour.
La conclusion de votre étude s’intitule « Qui parle et pour qui ? ». Je vous pose la question…
Cette question se trouve au cœur de mon étude dans laquelle plusieurs auteurs traitent de façon bien distincte les discussions autour de la race, de l'héritage colonial, de la féminité, de masculinité, la citoyenneté française, entre autres choses. Souvent éduqués et provenant de la classe moyenne, si ce n’est d’une certaine élite de couleur, ces auteurs parlent souvent à partir de leur propre expérience. Beaucoup peuvent se retrouver dans leur réflexion du monde et de ses problèmes, cela ne veut pas dire que ces Antillais parlent pour tous. Ils parlent à ceux qui veulent et qui peuvent les entendre voire les comprendre.
Les voix qui se dégagent des textes étudiés sont loin d'être homogènes. Souvent discordantes, elles représentent certains aspects et groupes de la société antillaise. Cette sorte de cacophonie textuelle révèle pour moi toute la beauté, la force, et la complexité de romans, essais et textes qui mettent aussi au jour à la fois la violence, la colère, l'anxiété, et l’espérance nichés au sein même de la littérature et de la créativité antillaises.
La question autour de l’identité de la personne "qui parle" reste complexe. Concernant Mayotte Capécia (nom de plume de Lucette Céranus Combette), les chercheurs débattent encore de la portée du travail éditorial dans son écriture et dans sa pensée car elle aurait écrit son premier roman avec plusieurs prête-plumes. Ces débats ne devraient pas nous empêcher de la lire. Capécia exemplifie avec son premier roman une fascinante cannibalisation textuelle, par un "je" cherchant sa voix propre, qui fait étrangement écho au cri de ralliement de Suzanne Césaire dans le journal Tropiques, "La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas".
Suzanne Lacascade, Paulette Nardal, Mayotte Capécia, Jenny Alpha, Raphaël Tardon, Sully Lara, parmi d’autres qui restent encore à (re)découvrir, parlent de l’humain : de sa grandeur et faiblesse. En cela, leurs textes s’adressent à tous en cherchant à construire un humanisme plus inclusif. Loin de la glorification du grand homme, de toute réduction ou simplification, leurs écrits me permettent de nourrir une réflexion ouverte sur le monde qui naît "d’une poussière d’îles", qui a déjà tant donné et qui a encore beaucoup à offrir…
"Sex, Sea and Self : Sexuality and Nationalism in French Caribbean Discourses, 1924-1948", par Jacqueline Couti - Liverpool University Press, 400 pages (uniquement disponible en anglais pour l’instant).