"Je savais que les normes que je mettais sur le papier étaient inapplicables mais on ne pouvait pas faire autrement, car c'était dans les décrets." Cette phrase terrifiante est prononcée par Michel Cariou. Il a été responsable de la définition des normes de sécurité radiologique pendant les campagnes d'essais nucléaires de 1966 à 1968 dans le Pacifique.
Aujourd'hui à la retraite, il témoigne en visioconférence devant la nouvelle commission d'enquête parlementaire sur les essais nucléaires ce mercredi 22 janvier. À la fois comme acteur des essais mais aussi comme victime directe et indirecte. Atteint de plusieurs pathologies osseuses, il évoque aussi le cas de sa femme dont la leucémie a été reconnue comme maladie professionnelle liée aux rayonnements ionisants, et comme conséquence d'une faute dite inexcusable de son employeur.
"Parallèlement, le même dossier a été déposé au Civen [Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, NDLR] et sa demande d'indemnisation a été rejetée, déplore-t-il. Le Civen ne fonctionne pas."
"Faut faire éclater la vérité"
Parmi les autres orateurs présents qui connaissent ce dossier, Jean-Luc Sans, ancien président de l'Aven (association des vétérans des essais nucléaires) qui représente désormais l'association au Civen. Il se rappelle que le dossier de Mme Cariou avait été rejetée car elle travaillait dans un laboratoire à Tahiti, qui n'est pas reconnue comme une île touchée par les essais, à la différence des Gambier ou de Mururoa dans les Tuamotu. "Ils ne prennent pas suffisamment en considération Tahiti, les essais souterrains et les laboratoires", résume Jean-Luc Sans.
Or comme le rappelle à Outre-mer la 1ère Roland Delacour, un autre témoin direct également auditionné, "il y a eu des manquements, pour ne pas dire des erreurs qui ont été dûment constatées et qui n'ont été révélées que des dizaines d'années plus tard. Il y en a une notamment en 1974 qui a touché Tahiti, il y a des gens qui ont été certainement irradiés. Et aujourd'hui, on se demande si les enfants ou les petits-enfants ne sont pas victimes de ces errements".
Cet ancien marin à Mururoa parle de l'essai atmosphérique baptisé Centaure dont le nuage ne prend pas la trajectoire prévue et passe sur Tahiti. Pour lui, il "faut faire éclater la vérité".
Et les générations suivantes ?
Cette question des enfants et des petits-enfants qui pourraient développer des maladies radio induites, Michel Arakino se la pose aussi. Cet ancien plongeur du Centre d'expérimentation du Pacifique faisait à l'époque des prélèvements sur les sites où étaient réalisés des tirs nucléaires autour de Mururoa.
Quand il a réalisé que les bombes n'étaient pas propres et pouvaient avoir des conséquences, il a témoigné devant le Sénat en janvier 2002 face à ses "patrons". "Ayant été contrôlé positif à la radioactivité", il leur a demandé s'ils pouvaient lui garantir qu'il n'aurait pas d'autre pathologie et "que [s]es enfants et petits-enfants ne seraient pas touchés par des maladies".
"Ce qui fait que je me suis impliqué dans la démarche de la justice et de la vérité surtout, c'est cette partie de la transgénération", explique-t-il à Outre-mer la 1ère en assumant avoir mis "son plan de carrière par terre".
"Je sers de cobaye"
Il est aujourd'hui atteint de quatre pathologies qui ne font pas partie des 23 maladies radio induites qui ouvrent droit à des indemnisations, ce qui l'a amené à s'expatrier du Fenua "Aujourd'hui, je suis en plein étude médicale. Je sers entre guillemets de cobaye pour essayer de faire ces études", reconnaît-il.
Un élargissement de la liste des maladies reconnues comme liées aux essais nucléaires, c'est d'ailleurs ce que souhaite l'Aven. "Il n'y a que la commission consultative de suivi [des conséquences des essais nucléaires, NDLR] qui peut le faire, détaille Jean-Luc Sans à Outre-mer la 1ère. Or cette commission ne s'est pas réunie depuis 2021."
La loi "Morin" de 2010, relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, prévoit que cette commission se réunisse au moins deux fois par an. "Ce qui fait que l'État est hors la loi", tacle le représentant de l'association.
"Mourir dans l'indifférence générale"
L'autre amélioration que souhaite l'Aven, c'est une meilleure prise en compte des veuves et des orphelins qui ne voient pas actuellement leu préjudice reconnu. Comme le rapporte à la commission Me Cécile Labrunie, avocate de l'association qui a travaillé notamment sur le scandale de l'amiante, "on ne reconnait pas que le décès d'une victime directe implique un préjudice d'affection mais aussi des difficultés matérielles auprès des conjoints, enfants, parents parfois".
Ce qui est reconnu aux victimes de l'amiante, aux victimes de terrorisme est refusé aux victimes des essais nucléaires.
Me Cécile LabrunieA Outre-mer la 1ere
Mais quel pouvoir a la commission sur ces aspects ? Pour la députée écologiste du Doubs et vice-présidente de la commission Dominique Voynet, "les parlementaires de tous les groupes qui sont là peuvent déposer des propositions de loi pour revenir sur par exemple les délais au-delà desquels on considère que les dossiers ne sont plus recevables, sur l'élargissement peut-être des critères qui permettent d'accéder à une indemnisation."
Car elle constate avec inquiétude qu'"au-delà de l'espoir qu'avait constitué la loi Morin [...], le temps passe, la loi n'est pas parfaite et finalement les gens vieillissent, se découragent et risquent de mourir dans l'indifférence générale sans que le préjudice, son ampleur sur le plan sanitaire, moral, environnemental, ne soit totalement reconnu."
Les auditions de cette nouvelle commission d'enquête parlementaire vont se poursuivre les 28 et 29 janvier prochains sur la gestion et l’ouverture des archives des essais nucléaires, ainsi que sur l'indemnisation avec des représentants du Civen.