Droit obtenu par les femmes au terme d'une longue lutte, l'IVG, sur le territoire polynésien, à la différence de l’Hexagone, reste pénalement répréhensible jusqu'en 1992, ce qui engendre de nombreuses pratiques clandestines et bien souvent dangereuses pour celles qui y ont recours.
Cette période grise, où la loi est tolérée mais non appliquée, dans une société où la religion influence profondément les mœurs et les mentalités, crée une médecine à deux vitesses, et renforce les inégalités face à l'accès aux soins entre les femmes de milieux aisés et celles en situation de précarité.
Réalisé par Laurence Generet, le film IVG en Polynésie, 26 ans après interroge les raisons d'un tel retard, notamment les influences politiques, morales, religieuses et sociétales qui ont pesé sur le débat pendant tant d'années. Il recueille les témoignages de plusieurs femmes ayant eu recours à l’IVG, entre abus médical, rejet social, violences et culpabilité permanente.
Le poids de la religion
La culture polynésienne est profondément marquée par des traditions religieuses qui ont modelé la vie des habitants et qui restent très présentes aujourd'hui. En Polynésie française, les différentes Églises jouent un rôle central dans les questions de société, les mœurs et les mentalités des habitants, exerçant une influence considérable sur la vie politique. Lors de l'adoption de la loi Veil en 1975, les élus locaux ont ainsi conjointement ralenti son application sur le territoire.
Ici, les responsables politiques au gouvernement ou dans l'Assemblée territoriale étaient des gens qui étaient issus des religions catholique et protestante surtout (...) et donc étaient très sensibles à la défense de la vie. Donc c'est sûr que cela ne pouvait pas coller avec le projet de loi Veil.
Monseigneur Jean-Pierre Cottanceau, archevêque de Papeete
Afin de ne pas faire de vagues, le gouvernement français n'impose pas à la classe politique l'application de la loi Veil.
La religion est totalement imbriquée dans la vie du Polynésien. Le protestantisme, le catholicisme, les mormons, les adventistes font partie de sa vie. 95 % des Polynésiens sont chrétiens. On choque quand on dit que l'on est athée. Les gens ne comprennent pas. La religion est quelque chose de vraiment vécue, elle est intimement ancrée dans les esprits.
Maina Bambrigde, ex-directrice de cabinet au ministère des affaires sociales
La puissance de l'Église, qui se voit comme "une sentinelle vigilante" de la société polynésienne, selon le pasteur Taaroanui Maraea, entrave durablement la liberté des femmes, obligées de pratiquer des avortements clandestins, souvent dangereux et coûteux.
2001, la loi Veil s'impose enfin en Polynésie
En 2001, le gouvernement Jospin décide de faire évoluer la loi Veil. À Papeete un collectif de médecins et de sages-femmes voit dans cette annonce l'opportunité de faire enfin bouger les lignes et rédige un manifeste qu'ils adressent à la Ministre de l'Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry.
Ils interpellent la ministre sur le fait que la loi réglementant la pratique de l'IVG n'a jamais été promulguée en Polynésie. Martine Aubry prend la décision de modifier la loi Veil en France, et d'y inclure cette problématique. Un recours au conseil constitutionnel (dont fait partie Simone Veil à l'époque) est déposé par 18 sénateurs.
L'argumentaire c'était que la loi sur l'IVG était une affaire de santé publique qui relevait donc de la compétence de la Polynésie. L'argumentaire porté par le gouvernement national, était que l'IVG n'est pas qu'une question de santé mais aussi de liberté des personnes, donc relevant uniquement de la compétence de l'État.
Étienne Beaumont, chef du service gynécologique du CHPF de 1983 à 2022
Des témoignages forts
Chaque année, en Polynésie française, 1 000 femmes ont recours à l'avortement pour cause de grossesse non désirée, soit environ 25 avortements pour 100 naissances.
Malgré le chemin parcouru, le poids du jugement pèse encore lourd dans la décision d'avorter. Vahiné, Athéna, Vaiana ou encore Elodie, sont des jeunes femmes polynésiennes qui ont dû faire face à cette épreuve, seule, en secret ou dans la honte, craignant le jugement de leur communauté et de leur famille. Dans le documentaire, elles nous livrent leurs témoignages et le combat physique et moral qu'elles ont dû mener.
Il ne faut pas avoir de jugement ou d'opinion péremptoire quand on n'est pas au fait des réalités familiales, culturelles et des modes de pensées en Polynésie. Il faut comprendre les choses en tenant compte de cela, il y a un décalage très important entre l'avancée et le progrès qu'il peut y avoir sur ces questions de mœurs, de morale, de mode de vie, entre ce qu'on vit en Europe et ce qu'on vit ici.
Armelle Merceron, ministre de la santé en 2001
IVG en Polynésie, 26 ans après met en lumière les efforts actuels du territoire dans la prise en charge médicale des patientes, tout en soulignant les défis persistants, notamment l’accessibilité des soins dans des archipels éloignés, mais surtout la place omniprésente de la religion dans la vie des Polynésiennes et Polynésiens.
Depuis le 4 mars 2024, la France est le premier pays au monde à avoir inscrit le droit à l'IVG dans sa Constitution. Si aujourd’hui la Polynésie propose aux femmes qui veulent interrompre leur grossesse une prise en charge identique à l’Hexagone, il existe encore des freins. À travers ces témoignages, le documentaire invite à la réflexion pour un droit fondamental encore en quête de reconnaissance, et révèle ainsi l'ampleur d'un combat toujours d’actualité.
Écriture et réalisation Laurence Generet
Production 13 Prods / Via Découvertes Films
Avec la participation de France Télévisions
Durée : 52 min © 2024