"La femme est l’être sacré qui donne la vie. (...) Elle est source de vie et de fertilité. Elle est la source de nouvelles alliances et le lien entre les clans et entre les générations. Elle est la valeur absolue pour la paix et la prospérité. / L’homme a autorité sur la terre. (...) Il assure la descendance et la perpétuation du nom qu’il porte ainsi que la fonction sociale inhérente. Il est et assume la réputation et l’honneur du clan." On pourrait penser que ce texte a été exhumé d'archives datant des siècles derniers, il n'en est rien. Ces phrases font partie des articles 60 et 61 de la "Charte du peuple kanak", établie par le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie en 2014.
Si cette définition anachronique peut faire bondir les défenseurs de l'égalité entre les femmes et les hommes, elle est le fondement des rapports sociaux au sein des sociétés kanak en Nouvelle-Calédonie. Dans ce territoire du Pacifique, la coutume, chère à la population autochtone, a conservé une place très importante dans les tribus grâce aux accords de paix de Matignon (1988) et de Nouméa (1998). Le but ayant été de préserver l'identité kanak.
Pour ce faire, l'État permet toujours à une frange de la population calédonienne de déroger aux règles communes du droit civil. Des exceptions s'appliquent donc en Nouvelle-Calédonie, où la majorité des kanak relèvent alors du droit coutumier et non du droit civil, mais aussi (et c'est moins connu) à Mayotte. C'est ausse le cas à Wallis et Futuna, mais l'application de ce droit y est beaucoup moins connue et étudiée, nous ne nous concentrerons donc que sur les deux premiers territoires.
En Outre-mer, un droit coutumier particulier s'applique donc à certaines populations, dans certains domaines spécifiques du droit civil. Il peut concerner le droit familial (mariage, divorce, autorité parentale...), le droit patrimonial (possession des terres, succession...) ou encore tout ce qui a trait à l'identité (nom, prénom, genre...). Avec, la plupart du temps, des implications pour le statut des femmes dans ces sociétés traditionnelles.
Le patriarcat kanak
La Nouvelle-Calédonie est le cas le plus saillant, car le plus développé et le plus étudié par les chercheurs. Etienne Cornut, professeur de droit privé à l'université de Saint-Etienne, a consacré une grosse partie de son travail de juriste à l'étude des décisions coutumières prises par la justice calédonienne. Il est l'auteur, avec Pascale Deumier, d'un ouvrage de référence sur la question, La coutume kanak dans le pluralisme juridique calédonien (MRDJ), publié en 2016.
Si le droit coutumier est reconnu sur le Caillou, le pouvoir judiciaire demeure entre les mains de l'État. Les jugements concernant les kanak sont donc rendus par un magistrat professionnel, comme dans toute procédure civile. À une différence près : le juge est assisté de deux assesseurs coutumiers, "censés apporter la parole coutumière", explique Etienne Cornut. Les décisions de justice se basent alors sur les us et coutumes des justiciables.
Si la coutume n'est pas écrite et dépend en grande partie de la jurisprudence, elle prend ses racines dans des valeurs communes propres aux sociétés kanak. Elle repose ainsi largement sur "un mode d’organisation sociale fondé sur un privilège de masculinité et de séniorité", comme l'écrivait l'ex-magistrat à Nouméa Régis Lafargue dans son ouvrage La Coutume face à son destin (LGDJ, 2010). Un modèle peu valorisant pour les femmes.
La société Kanak est une société patriarcale. Son système social fonctionne à partir d’une transmission des droits, des pouvoirs et des responsabilités, basée sur l’homme.
Article 56 de la "Charte du peuple kanak", établie par le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie en 2014
Traditions obligent, en terres kanak, tout relève ainsi du clan. Or, sur le Caillou, la très grande majorité des autorités coutumières sont des hommes, généralement plutôt âgés : le Sénat coutumier ne compte aucune femme sénatrice ; il y a des cheffes de tribu kanak, mais elles sont très rares ; et, si quelques femmes sont assesseures coutumières, elles sont une minorité. C'est ce qu'a pu constater Oona Le Meur, docteure en sciences juridiques à l'Université Libre de Bruxelles et Sciences Po Paris qui a travaillé sur le droit coutumier kanak entre 2015 et 2019 : "Les listes des assesseurs coutumiers qui sont nommés tous les deux ans sont très masculines. Ce sont des personnes plus âgées et qui ont tendance à habiter non pas à Nouméa mais plutôt en brousse. Donc les personnes qui vont prendre des décisions ont un profil social très éloignées des personnes à qui elles ont affaire".
Caroline Bouix, maîtresse de conférences en droit privé à l’École de droit de Toulouse, qui a enseigné en Nouvelle-Calédonie, rappelle que cette structuration patriarcale de la vie kanak est l'héritage de la colonisation du territoire par les Européens. "C'est très lié à l'influence de la religion catholique. Les anthropologues disent qu'à l'origine, c'était plutôt une société basée sur le matriarcat, qu'il y avait une succession linéaire par les femmes. L'influence de la religion chrétienne a fait basculer ça en patriarcat", souligne-t-elle.
Le drame des violences conjugales
Dans la tradition kanak, "les femmes sont appelées à servir dans d’autres clans". Une sorte d'alliance qui se concrétise par le mariage entre deux individus de deux tribus différentes (cette union ayant pour principal but le don de vie, le mariage homosexuel n'existe d'ailleurs pas dans la culture kanak). Mais, alors que la société française se construit autour de l'individu et de la famille nucléaire, en Nouvelle-Calédonie, la société kanak gravite autour du clan et de son chef. Une spécificité qui se retrouve dans l'application du droit coutumier.
Prenez un divorce par exemple (qui est plutôt considéré comme une dissolution de mariage plutôt qu'une rupture pure et simple d'une union). Si deux kanak relevant du droit coutumier veulent divorcer, il faut qu'ils saisissent leurs deux clans respectifs et que ces derniers donnent leur accord. S'ils le font, le divorce est prononcé. Cette décision doit être consignée par un officier public coutumier.
Mais, si les clans ne se mettent pas d'accord, ou bien si un clan n'a pas répondu à la sollicitation pour la dissolution du mariage, alors la justice coutumière entre en jeu. Un juge, assisté de deux assesseurs coutumiers, est saisi. Il peut alors statuer sur le divorce. Mais, au préalable, il doit absolument y avoir une consultation des deux clans. Le processus du divorce peut donc s'avérer long et laborieux, comme le témoignait cette femme dans un reportage de Nouvelle-Calédonie la 1ère en 2024.
L'affaire peut s'avérer délicate lorsqu'il s'agit de traiter le fléau des violences conjugales, particulièrement marqué en Nouvelle-Calédonie. L'année dernière, 19 % des Calédoniennes déclaraient avoir subi des violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-compagnon, un taux anormalement élevé comparé aux 2,3 % des femmes dans cette situation dans l'Hexagone.
Etienne Cornut, qui a épluché des dizaines et des dizaines d'arrêts coutumiers, est catégorique : "Quand le problème des violences conjugales vient devant le juge, il y a une réponse", assure-t-il. Les violences en elles-mêmes sont jugées au pénal, comme pour n'importe quel autre citoyen Français. En cela, les coutumes n'ont plus aucun poids sur la décision de justice. En revanche, il y a des implications particulières concernant les dommages et intérêts, le divorce ou encore l'autorité parentale, qui relèvent du civil, et donc du droit coutumier pour les kanak. Là, un gouffre existe clairement entre le droit civil et le droit kanak.
"Quand on regarde quelques jugements qui ont été prononcés sur des dissolutions de mariage ou des intérêts civils, le juge condamne, le juge relève la faute du mari (...). Mais ce qu'on constate, c'est que, assez régulièrement, le travail au niveau des coutumiers n'a pas été fait, regrette le juriste. Si le litige est arrivé devant le juge, c'est parce que les coutumiers n'ont pas répondu, c'est parce qu'ils ont laissé le couple dans cette violence-là."
En principe, d'un point de vue de la coutume, le clan du mari est responsable de la sécurité de la femme. Donc si un mari tape sa femme, c'est tout le clan, et donc le chef de clan du mari qui doit la protéger. Le simple fait qu'il y ait des violences qui perdurent, c'est un échec de la coutume.
Etienne Cornut, professeur de droit privé à l'université de Saint-Etienne
Pour échapper au poids de la coutume, certaines femmes peuvent décider de quitter le statut civil coutumier et être jugée sous le régime du droit commun. "L'application des coutumes pour les femmes, ce n'est pas toujours l'assurance d'avoir un traitement égal à celui des hommes. Il y a des femmes qui quittent le statut coutumier pour ces raisons", précise Caroline Bouix. Au risque de perdre leur place dans le clan où elles vivent.
À Mayotte, "un islam au goût de vanille"
Si le statut coutumier kanak peut enfermer les femmes dans un modèle de société patriarcale, dans un autre océan, la coutume a un tout autre poids. À Mayotte, l'application du droit coutumier est beaucoup moins développée qu'en Nouvelle-Calédonie. Mais il existe.
"À Mayotte, il y a deux choses, expose Elise Ralser, professeure de droit privé à La Réunion et fine connaisseuse du droit local mahorais. Il y a la coutume, c'est-à-dire les traditions telles qu'elles existaient dans l'archipel [des Comores] et sur la côte est africaine depuis des siècles, même avant l'arrivée de l'islam. Puis, il y a l'islamisation de l'archipel, qui s'est faite de manière progressive."
À Mayotte, le droit musulman, peu favorable à l'égalité femmes/hommes, a néanmoins été largement contrebalancé par les coutumes locales, plus favorables aux femmes. Ce qui pousse certains à considérer que, dans l'archipel, se pratique "un islam au goût de vanille" (un islam modéré), explique la professeure.
"Au départ, on avait conservé les coutumes à Mayotte parce qu'elles étaient plus favorables à l'égalité hommes-femmes que les coutumes des autres parties des Comores. (...) Mais maintenant qu'on compare la coutume au sein du droit français avec les droits fondamentaux, ça fonctionne un peu moins bien", dit Caroline Bouix, spécialiste du droit coutumier.
Avec la colonisation par la France, certaines pratiques locales ont longtemps été conservées (par exemple, la polygamie est restée légale à Mayotte jusqu'en 2010). Mais, plus l'intégration du territoire avançait, plus certaines coutumes et traditions jugées incompatibles avec les principes de la République ont été interdites. Aujourd'hui, le droit coutumier mahorais est donc relativement restreint.
Il s'applique surtout pour les questions de succession et de libéralité (don de son vivant à titre gratuit). Pour les successions, le droit musulman s'applique toujours à Mayotte. Mais il n'est pas forcément favorable aux femmes et aux enfants (car seuls les enfants au sein du mariage peuvent hériter). Cependant, une certaine souplesse des autorités existe. "En pratique, les notaires vont de plus en plus régler les successions selon le droit commun", dit Elise Ralser.
Dans cette société où les femmes jouent un rôle politique crucial (rappelons, par exemple, le rôle des Chatouilleuses dans la défense d'une Mayotte française), certaines pratiques et coutumes leur sont clairement favorables. Ainsi, dans le département, traditionnellement, les épouses jouissent de la propriété terrienne. Ce sont elles qui accueillent leur mari chez elles. Elles peuvent transmettre ce bien comme elles le souhaitent.
Ce droit coutumier mahorais reste en revanche relativement marginal. À Mayotte, très attaché à son identité française, le droit civil s'applique très largement. Pourtant, notent les chercheurs, si les cadis ont perdu de leur influence, certaines coutumes restent gérées par les autorités religieuses musulmanes. "Tout se règle en dehors de l'État, note Caroline Bouix. Maintenant ça se passe en dehors des radars. Avant, on avait les cadis qui statuaient selon la coutume. Maintenant, les cadis ne sont plus compétents. Ce sont les juges étatiques qui sont censés appliquer la coutume mais qui en pratique ne semblent pas le faire..."