Les obstacles sur la chaussée, les feux, les caillassages… Avant la crise qui a éclaté en mai 2024, les incidents n’avaient rien d’inhabituel, dans la traversée de Saint-Louis par la route provinciale numéro 1. La fameuse RP1 qui relie la partie Nord du Mont-Dore à tout le Sud de la Grande Terre, en longeant la plus grande tribu kanak du pays. Mais les problématiques de circulation dans ce tronçon ont pris des proportions qui auraient été difficiles à croire il y a huit mois et demi. Alors que les automobilistes ont retrouvé un accès sans horaire, coup d’œil dans le rétro.
1Avant les émeutes, des incidents récurrents
Des difficultés plus ou moins graves sur cette portion de route, les usagers en ont rencontré fréquemment au fil des ans. À partir de 2022, la gendarmerie a même activé un “verrou” durant la nuit. Les automobilistes se sont habitués à être contrôlés tard le soir ou au petit matin, sur le barrage filtrant de véhicules blindés placé au Thabor, ou sur celui disposé le long de la Coulée. Une partie de ces problèmes recensés à hauteur de la mission, la tribu ou les autres secteurs de Saint-Louis est présentée comme de la délinquance. D’autres fois, ce sont les crises politiques et sociales qui se répercutent sur la chaussée mondorienne.
2Début 2024, la montée en tension
Exemple en 2024. Les incidents dans la traversée de Saint-Louis prennent une fréquence de plus en plus inquiétante, envers les particuliers ou les forces de l'ordre. Ils se succèdent dans un contexte de polémique autour du pacte nickel et du corps électoral pour les provinciales. Une partie des indépendantistes calédoniens se mobilisent contre son élargissement via une réforme constitutionnelle. En particulier la Cellule de coordination des actions de terrain, qui multiplie les actions de jour en jour. Le projet de loi (décrypté ici) doit être examiné par l’Assemblée nationale le 13 mai, heure de Paris. À l'approche de la date, la Calédonie retient son souffle. Dès le soir du 12, la circulation commence à être entravée dans la traversée de Saint-Louis.
3Au 13 mai, l'explosion
Mutinerie, affrontements, feux mis à des usines, des concessions automobiles et des commerces en tous genres... À partir du 13 mai, la Calédonie connaît une violence exceptionnelle, concentrée sur l'agglomération nouméenne. Dans son sillage, au moins quatorze morts par arme à feu. Dont Nicolas Molinari, jeune gendarme mobile tué le soir du 15 mai à hauteur de la RP1, à La Coulée. La province Sud déclenche un dispositif de navettes maritimes pour transporter les gens entre le Vallon-Dore, Boulari et Nouméa. Ajusté au fil de l’eau, ce lien indispensable et coûteux sera maintenu plus de sept mois.
4Fin mai, les barrages
Les jours passent, les barrages routiers restent. Au Mont-Dore, les militants liés à la CCAT sont postés à plusieurs endroits de la route entre Saint-Michel et La Coulée. Il est possible de traverser Saint-Louis, mais l'expérience est déconseillée. Il faut slalomer tout du long entre des centaines de débris et de carcasses. Des opposants au dégel filtrent le passage et inspectent les véhicules. Ils marquent le couvre-feu : barrages fermés la nuit. L'axe est aussi coupé en cas d'intervention des gendarmes.
5 Juin, les "car-jackings"
À partir de juin, les vols de voiture avec agression se multiplient, souvent liés à la RP1 et à Saint-Louis. Les services de l'Etat évoquent au moins 65 car-jackings, dont plus de la moitié avec menace ou usage d'une arme. Ils mentionnent plus de 300 tirs d’arme à feu envers les forces de l’ordre. Le tronçon est encore moins fréquenté. Faute d’accès terrestre, on s'organise par la mer. Au Sud du Mont-Dore et à Yaté, l’approvisionnement en gaz, en essence et en produits de toutes sortes doit se faire par barge. L’isolement affecte l’accès à l'emploi, aux soins, aux cours, au logement…
Le matin, on part avec une boule au ventre et on prie, pour ne pas se faire carjacker.
Une Mondorienne de la partie Sud, en juin 2024
6Juillet, la tribu endeuillée
À deux mois de crise, la traversée de Saint-Louis constitue l'un des principaux points de crispation. Le 10 juillet, le GIGN tue un habitant de la tribu âgé de 38 ans à hauteur de la mission catholique : Rock Victorin Wamytan, surnommé "Banane". Le parquet de Nouméa parle d’un "tir de riposte" et d’une victime recherchée pour des affaires de car-jackings. Les indépendantistes accusent l’Etat d’avoir "commis un acte de guerre".
Le 16, énième tentative de déblocage. L’église de la mission est incendiée. Le 19, annulation des navettes maritimes à cause du mauvais temps. Les voitures sont escortées par la gendarmerie, mais prises dans un feu croisé de cailloux. Alors à partir de fin juillet, les véhicules ne circulent plus à travers Saint-Louis, sauf urgence.
Tout ça pour quelques kilomètres de route. On est dans la loi de l'emmerdement maximum.
Un habitant du Mont-Dore Sud, en juillet 2024
7Août, la traversée verrouillée
Le tronçon d’environ quatre kilomètres est enfermé entre deux imposants "verrous" tenus par les gendarmes mobiles. Il y en a un au Thabor et un à La Coulée, juste avant le grand virage de Rocheliane. Les habitants de Saint-Louis sont comme placés en isolement. Ils ne peuvent entrer et sortir du périmètre qu’à pied, après contrôle au "checkpoint". Des coutumiers attaquent ce "blocus" au tribunal administratif, leur requête est rejetée.
On a fait le choix de cloisonner la route, de façon à travailler sur des modes d’action différents.
Colonel Aranda, en août 2024
8Septembre, encore des morts
Le Sud est une "île", accessible seulement en bateau ou en hélico. Le maire du Mont-Dore en appelle au président de la République. Le projet - coûteux - d’une route de contournement est plus que jamais défendu par ses partisans. En attendant, pour le patron des gendarmes en Calédonie, la zone constitue "une difficulté majeure". Dans la nuit du 18 au 19 septembre, Johan Kaidine et Samuel Moekia, âgés de 29 et 30 ans, sont tués par balle à Saint-Louis au cours d'une intervention. Ils étaient sous le coup d'un mandat de recherche. Leur mort provoque de vives réactions.
C'est comme si tous ces jeunes, parce qu'ils ont fait du car-jacking (c'est vrai que c'est répréhensible), parce qu'ils ont fait des incivilités sur cette route, sont condamnés à mort.
Roch Wamytan, grand chef de Saint-Louis, le 22 septembre 2024
9Octobre, la route à horaires
Le 5 octobre, après plusieurs redditions à la justice, la circulation motorisée redevient autorisée dans la traversée de Saint-Louis, mais seulement de 6 à 9 heures et de 15 à 18 heures. Le jour même, car-jacking. Le lendemain, fermeture, puis réouverture. D'énormes moyens sont déployés pour protéger les automobilistes (voitures discrètes, drones, Centaure…), sans pour autant empêcher les caillassages. Quoi qu'il en soit, durant les quatre mois suivants, les horaires vont lentement s'assouplir.
Malheureusement, je pense qu'on aura toujours un sentiment d'insécurité, parce que ça fait 40 ans que ça dure.
Florent Perrin, Association citoyen mondorien, octobre 2024
10Novembre, on reprend la voiture
À partir du 1er novembre, la route est accessible en continu de 6 heures à 18 heures. Même si les navettes maritimes gardent un public, le nombre de véhicules se multiplie sur la RP1. Des gens du Sud, mais aussi des Nouméens qui travaillent "de l'autre côté". Dans ce contexte, enfin une bonne nouvelle pour l'économie : l'usine de Prony Resources reprend son activité après six mois d'arrêt.
11Décembre, un couvre-feu qui dure
Le 2 décembre, le couvre-feu est enfin levé. Soulagement à travers le pays… sauf dans le Sud de la Grande Terre, qui reste inaccessible du soir au petit matin et se sent abandonné. À Saint-Louis, des irréductibles replacent pendant la nuit des déchets dont il faut ensuite débarrasser le bitume. Beaucoup d'usagers demandent d'ouvrir les verrous une heure plus tôt. Ils n'obtiennent qu'une heure plus tard. Et puis, le 25 décembre, nouveau coup dur. Lors d'une série de caillassages à hauteur de la Réserve de Saint-Louis, une octogénaire est blessée. L'auteur présumé, un jeune adulte, sera vite interpellé.
C’est quoi, notre avenir ? Une ville qui va mourir doucement ?
Eddie Lecourieux, maire du Mont-Dore, le 8 décembre
12 Janvier, les navettes à l'arrêt
Malgré tout, la "saison héroïque des navettes" pilotées par la province Sud se termine le 3 janvier. Or, le bus Tanéo ne traverse plus Saint-Louis. Celles et ceux qui n'ont pas de voiture doivent se débrouiller pour passer. Pour les autres, l'assouplissement tant attendu est obtenu à partir du 22 janvier : la RP1 peut être empruntée de 5 heures jusqu'à 22 heures. Une décision qui coïncide avec le congrès tenu là par le FLNKS.
13Février, le feu vert
Il faut attendre le 3 février pour retrouver une circulation sans contrainte horaire. Elle est libérée mais toujours encadrée par un dispositif de sécurité, insiste le haut-commissariat. À l'approche de la rentrée, les craintes perdurent. Et le nombre de départs interroge. Au recensement de 2019, on décomptait environ 14 000 résidents au-delà de Saint-Michel : 1 400 à Saint-Louis, 3 400 à La Coulée, 2 500 au Vallon-Dore, 2 500 dans le quartier appelé Mont-Dore Sud, 2 200 à Plum, 500 à la Lembi-Mouirange, dans le Grand Sud et sur l’île Ouen, sans oublier les 1 600 habitants de Yaté. Après ces huit mois douloureux, combien en reste-t-il ?