Interview :
Monsieur le procureur général, Ia ora na et bienvenue dans notre studio.
L'inquiétude gagne du terrain à Toahotu, depuis l'agression à l'arme blanche samedi dernier. C'est la deuxième agression de ce type, dans cette commune, en un mois d'intervalle. Cette nouvelle attaque crée la stupeur dans le quartier de Vaihi, un secteur d'ordinaire paisible. Est-ce que des nouvelles comme celles-ci vous inquiètent ?
Il faut réprimer. Il faut être sévère, parce que ça fait partie des choses les plus graves.
Frédéric Benet-Chambellan, procureur général près la cour d'appel
Les violences aux personnes sont toujours une priorité et un secteur d’activité extrêmement sensible. Donc on est quand même très mobilisés. Est-ce qu'on peut dire que la situation s’est spécialement aggravée ? Je n’en ai pas l’impression, mais elle est déjà bien assez grave avec le nombre d’affaires que nous avons, pour ne pas exagérer la situation. La situation est sérieuse, c’est une tendance générale.
Je trouve, moi qui suis ici depuis peu de temps, que le tempérament polynésien et peu porté sur la violence, ce qui est quand même une bonne chose globalement. Néanmoins, pour des raisons pour les lesquelles on reviendra peut-être, la situation mérite attention. Du côté du parquet, il y a une conviction que dans ces cas-là, il faut réprimer. Il faut être sévère, parce que ça fait partie des choses les plus graves.
6 mois après votre prise de fonction à la Cour d'appel de Papeete, quel bilan faites-vous ?
Le contexte pour moi n'était pas forcément simple puisque je ne connaissais pas la Polynésie. On rend ici la justice de façon très différente de ce qui peut se faire dans l’Hexagone. Moi, je fais partie de ces procureurs généraux qui avaient déjà une assez longue expérience du poste avant d’arriver ici, donc je n’étais pas pris au dépourvu par l’exercice de ces fonctions. En revanche, la nécessité de s’adapter à un territoire, à son régime juridique et à sa culture très différente de ce qu’on peut connaître en Hexagone, c’était un peu un défi.
La nécessité de s’adapter à un territoire, à son régime juridique et à sa culture très différente de ce qu’on peut connaître en Hexagone, c’était un peu un défi.
Frédéric Benet-Chambellan Procureur général près la cour d'appel de Papeete
La deuxième chose, c’est que je me suis trouvé arrivant avec le départ du premier président de l’époque. Donc, comme vous le savez bien dans la justice, on cogère entre le premier président et le procureur général, « le siège et le parquet », comme on dit dans notre jargon du quotidien. Ça a été également une difficulté. Et puis après, il faut aussi assurer les priorités de politique pénale, telles qu'elles m’étaient apparues à mon arrivée. C’est ce que j’ai essayé de faire, mais on est loin encore du compte.
Vous connaissez la Polynésie à travers son histoire et plus particulièrement, celle d'un de vos ancêtres. Le commandant Maxime Destremeau qui a laissé des traces de son passage au 20e siècle. Certes, vous avez une mission à mener au fenua, mais, on va dire que ça vous a motivé aussi à venir en Polynésie ? Est-ce que vous allez profiter de votre présence à Tahiti pour en savoir plus sur lui ?
L’histoire de mon arrière-grand-père, c’est une histoire que la famille connaît de longue date évidemment. La différence entre nous, ma famille, et les Polynésiens, c’est que nous, on a beaucoup en tête ce qui s’est passé après septembre 1914 et la façon dont mon arrière-grand-père a ensuite été traité ou maltraité par la République. Donc ça, c’est une chose qui a marqué notre histoire et mes deux grands-mères qui étaient des filles de Maxime Destremau, ont été forcément, enfants, perdant leur père âgé de 39 ans et elles-mêmes âgées de 11 et 4 ans ont été marquées par ça.
je cherche aussi à essayer de retrouver ce fil-là qui dans ma famille compte beaucoup.
Frédéric Benet-Chambellan Procureur général près la cour d'appel de Papeete
C’est quelque chose qui a été souvent évoqué dans la famille. Ça n'a pas été la raison essentielle de ma venue, mais ça n'a pas été non plus complètement étranger. Je m'étais dit « Si je devais candidater à un poste en outre-mer, aucun autre poste ne peut pour moi représenter quelque chose comme la Polynésie nécessairement ». Après, c’est uniquement quand j’aurais le temps, je cherche aussi à remettre non pas mes pas dans les siens, mais en tout cas d’essayer de retrouver ce fil-là qui dans ma famille compte beaucoup.
Pour que ce soit clair pour nos auditeurs et nos téléspectateurs, quelle est la différence entre votre fonction de procureur général et celle de Solène Belaoaur, procureure de la République ?
C’est vrai que c’est quelque chose qui est très compliqué à comprendre pour nos concitoyens. Ce qui est en plus compliqué à comprendre, c’est que le procureur général est le supérieur hiérarchique, mais que la procureure de la République a des compétences que le procureur général n’a pas et dans lesquelles le procureur général n’a pas à intervenir.
Le procureur général est le responsable, avec le premier président, de la gestion de la cour d’appel et de l’ensemble des services judiciaires du territoire
Frédéric Benet-Chambellan Procureur général près la cour d'appel de Papeete
Pour faire simple, le procureur général, est responsable du cadre général de la politique pénale. Il définit les priorités en accord avec le, les ou la procureure de la République. Il est le responsable, avec le premier président, de la gestion de la cour d’appel et de l’ensemble des services judiciaires du territoire, et puis il est également responsable de la remontée d’information et des échanges avec le ministère de la justice.
La procureure de la République, elle est responsable de la conduite des enquêtes. C'est elle qui dirige les services de police et de gendarmerie quand on est sur des enquêtes. Ce n’est pas moi. Moi j'ai le compte rendu, j'ai l'information, mais ce n’est pas moi qui exerce ce pouvoir propre. C’est ça l’essentiel de la différence pour faire court.
Vous avez 40 ans de carrière dans le milieu judiciaire... Et vous l'avez rappelé : vous continuerez à travailler avec rigueur et détermination. Quelles sont les priorités sur lesquelles vous souhaiteriez que la politique pénale du parquet soit axée ?
Je pense que sur ce territoire les priorités sont relativement claires. Le nouveau procureur général, quelles que soient ses convictions, s’inscrit dans un territoire. Donc celui ou celle qui arrive, il ou elle ne découvre pas d’un seul coup quelque chose de totalement nouveau ou au contraire, il ne va pas imprimer une marque totalement différente. Il s’inscrit dans une continuité.
Le premier enjeu ce sont les stupéfiants. Là-dessus, il faut que du côté du parquet on soit implacable et c’est ce qu'on est.
Frédéric Benet-Chambellan Procureur général près la cour d'appel de Papeete
Sous cette réserve, il y a quand même des choses qui sont très claires en Polynésie. Le premier enjeu ce sont les stupéfiants, parce qu'on rencontre vraiment des difficultés importantes en matière de consommation, mais aussi de trafic que soit et échelle de ce trafic. Là-dessus, il faut que du côté du parquet on soit implacable et c’est ce qu'on est.
Il faut aussi cibler la sécurité routière, qui est un vrai problème en Polynésie. La délinquance routière est problématique. Elle est quand même beaucoup plus grave que dans l’Hexagone. Il faut en être conscient et ce n’est pas normal.
Nous avons également une force de priorité sur l’environnement et la protection de ce territoire. Moi, je ne suis pas chargé des politiques publiques évidemment, mais je suis chargé de dire : « attention, tous ceux qui contreviennent à la réglementation en matière d’environnement, il faut être plus ferme ». Ça, je pense que c'est notre sujet d'avenir.
Et puis, on a évidemment aussi les atteintes à la probité qui sont importantes. Sur lesquelles la justice est là pour montrer à nos concitoyens que tout le monde est traité de la même façon.
Il y a aussi le trafic de drogues qui continue en Polynésie. Une fédération pour lutter contre les drogues a vu le jour le 11 janvier dernier. Beaucoup de parents appellent à l'aide, parce que leurs enfants consomment de l'Ice. Cette association et le président du Pays d'ailleurs, estiment que les peines prononcées à l'encontre des trafiquants ne sont pas assez sévères. Partagez-vous cette opinion ?
Vous savez, il y a une règle chez nous, et je m’y astreins d’autant plus qu’elle n’est pas toujours respectée dans la République et spécialement dans l'Hexagone : « On ne critique pas publiquement quand on est un procureur, des décisions de justice. ». Il y a des procédures. Il y a des voies de recours. Si le procureur général n’est pas d’accord avec une décision, il en interjette appel.
Honnêtement, les décisions ici sont plutôt sévères par rapport à celles qui sont prononcées en Hexagone.
Frédéric Benet-Chambellan Procureur général près la cour d'appel de Papeete
Après, ce que je peux dire, c’est que nous, côté ministère public, dans nos réquisitions, que ce soit celles du parquet général ou de la cour d’appel ou du parquet du tribunal de première instance, on est extrêmement vigilants, extrêmement attentifs et on estime que cette priorité exige de la sévérité.
Moi, honnêtement la seule chose que je peux dire, c'est que si je compare les décisions qui sont rendues en Polynésie, au regard de ce prononcé, en Hexagone, honnêtement, les décisions ici sont plutôt sévères par rapport à celles qui sont prononcées en Hexagone.
Certains délinquants replongent, comment selon vous, remédier à cette situation ?
Nous, on est chargés de la répression. On l’assume et on a aucun problème avec ça. Mais, quand on travaille sur un sujet comme les stupéfiants, il y a tout un contexte personnel social, la santé publique, le soutien psychologique, l’appui aux délinquants... Tout ça ne dépend pas forcément de nous. Nous, nous sommes chargés de réprimer, de surveiller et d'essayer de convaincre les auteurs de ne pas recommencer. Mais après, il y a des tas de facteurs personnels que nous ne maîtrisons pas.
C'est une œuvre collective. C'est pour ça que la justice ne travaille pas toute seule. Il faut un lieu avec le territoire pour essayer de cadrer ces difficultés et les personnes qui sont des délinquants, il faut aussi le dire.
On le sait, des tensions règnent au sein du palais de justice de Papeete. Dans son discours, vendredi, la procureure a parlé de « tempête ». L'année dernière, plusieurs rapports ont mis en lumière ces problèmes entre les magistrats du parquet et ceux du siège et même au sein même du parquet... avec des souffrances et un malaise global au sein des personnels. Une motion de défiance contre la procureure de la République a aussi été présentée en octobre... Mme Solène Belaouar était en arrêt maladie pendant 3 mois, deux autres magistrats du parquet étaient aussi en arrêt maladie... Ce sont les autres magistrats du parquet qui ont assuré la continuité du service. Comment avez-vous travaillé dans ces conditions ?
De toute façon déjà, c’est notre lot commun que d’avoir des difficultés de gestion, des absences et la nécessité de se mobiliser pour essayer d'y répondre. Quoi qu’il en soit, quelles que soient les mésaventures du moyen terme, une chose doit demeurer : la justice doit continuer de fonctionner. Ça, c’est notre impératif.
Il faut que nos concitoyens sachent que quoi qu’il arrive, la justice continuera de s’exercer.
Frédéric Benet-Chambellan Procureur général près la cour d'appel de Papeete
Cela fait bientôt 10 ans que je suis procureur général, j'ai quand même connu un certain nombre d’épisodes. La règle, c’est qu’il faut que nos concitoyens sachent que quoi qu’il arrive, la justice continuera de s’exercer, en tout cas du côté du ministère public.
S’agissant du climat, c’est que, sans nier ce qui s’est passé avant nous et ce qui s’est passé jusqu’à ces derniers jours, il faut avancer. Il faut que les choses fonctionnent. On ne demande pas à chacun de passer sa vie ensemble 24/24h. On demande que les rapports entre les uns et les autres soient emprunts de ce qui est la base de fonctionnement : la loyauté. Si on fait collectivement cet effort, on aura déjà accompli un sérieux pas.
Après, il faut tirer conséquence de ce qui s’est fait. Il faut y travailler collectivement. Tout ça, ce n'est pas le procureur général qui du jour au lendemain va dire : « j’ai trouvé la solution, exécution ». Ça ne marche pas comme ça. En tout cas pas dans la justice. Il faut qu'il y ait un travail collectif et que chacun s’attache à se rappeler ce que sont ses obligations déontologiques.