Quand la première guerre mondiale se termine en 1918, Félix Eboué se trouve en Oubangui-Chari, dans l’actuelle République centrafricaine. Il a 33 ans. Il est père de deux garçons, Henry et Robert. Félix Eboué trouve que sa carrière n’avance pas. Il ressent du racisme de la part de certains de ses supérieurs. Il s’en plaint dans des lettres adressées à son ami de lycée René Maran, premier écrivain noir à obtenir le Goncourt en 1921 pour son roman intitulé Batouala. Malgré tout, Félix Eboué poursuit sa carrière coloniale. Dans Zistoir, nous vous proposons d’aller à la rencontre de ce personnage historique assez méconnu au destin extraordinaire en quatre épisodes de 30 mn.
Épisode 2 : de l’Oubangui-Chari aux Antilles, l’ascension mouvementée du gouverneur Eboué
Retrouvez ici les quatre épisodes de Zistoir consacrés à Félix Eboué.
Pour chaque volet, nous vous proposons en bonus un extrait écrit de l'interview de l'un des invités du podcast. Cette semaine, il s’agit de Denis Lefebvre, auteur d’une biographie intitulée Félix Eboué, le lion qui a dit non aux éditions Le passeur.
Outre-mer la 1ère : En 1932, Félix Eboué finit par obtenir enfin ce qu'il souhaitait, à savoir une promotion. Il est affecté en Martinique comme secrétaire général. Quel est le contexte politique et social de l'île à cette époque-là?
Denis Lefebvre : La Martinique et la Guadeloupe, sont à cette époque des poudrières sociales et de grandes machines à générer de l'argent, notamment grâce à l'industrie du rhum. La Martinique est dominée par une élite économique puissante, les békés, descendants des premiers colonisateurs qui jouent un rôle central notamment dans l'exploitation des plantations de canne à sucre.
C’est dans ce contexte que Félix Éboué est nommé à un poste clé, devenant ainsi le premier Noir à occuper une telle fonction. Son arrivée en Martinique suscite immédiatement des tensions avec le gouverneur de l’époque, Gerbinis, qui ne voit pas cette nomination d’un bon œil. Il entame rapidement une campagne de dénigrement contre Félix Éboué.
Cette campagne se traduit par des articles calomnieux dans la presse nationale parisienne, destinés à miner sa réputation. Pourtant, Félix Éboué, homme de gauche, membre du Parti socialiste et franc-maçon, s’impose rapidement comme une figure populaire et respectée en Martinique. Sa volonté d’appliquer les lois sociales, souvent contraires aux intérêts des békés, renforce l’admiration que lui porte la population locale.
Dans les années 30 en Martinique, les petits planteurs de canne à sucre sont mécontents. L'électrification a du mal à se mettre en place. Quelle méthode adopte Félix pour faire face aux conflits sociaux ?
Félix Éboué n’est pas aidé par le gouverneur en place. Pourtant, sa méthode repose sur l’écoute et la proximité avec les populations, comme il l’avait déjà fait en Afrique, notamment en Oubangui-Chari, au cours de ses longues années de service. Il ne reste pas enfermé dans son bureau ou dans sa voiture de fonction. Au contraire, il ouvre la portière, descend et va à la rencontre des gens, notamment les plus modestes, pour les écouter et toujours essayer de les comprendre.
Cette approche directe et humaine déplaît au patronat qui voit en lui un agitateur social, un homme cherchant à semer la révolte ou à provoquer le désordre. Ils interprètent ses actions comme une menace à l’ordre établi. Pourtant, Éboué n’a qu’un objectif : écouter, comprendre et appliquer, dans la mesure du possible, les lois et politiques sociales en vigueur en métropole.
En Martinique, alors qu’il assure l’intérim du gouverneur Gerbinis, Félix Eboué organise un bal en l'honneur de l'armistice, le 11 novembre 1933, qui marque vraiment les esprits. Pourquoi ce bal est-il un événement en Martinique ?
Ce bal revêt une importance majeure, car la Martinique est une société profondément divisée, où ni les classes sociales ni les couleurs de peau ne se mélangent. D’un côté, on trouve les Blancs, composés des descendants des békés, les petits Blancs, les petits producteurs, puis les mulâtres, et enfin les Noirs. Ces groupes vivent côte à côte, mais sans réelle interaction.
Félix Éboué, peut-être inspiré par les principes de la franc-maçonnerie, notamment l’idéal du Centre de l’Union qui prône le rapprochement et l’unité, décide d’organiser un bal. Son objectif est simple, mais audacieux : réunir les habitants de toutes origines et de toutes classes pour qu’ils se rencontrent et apprennent à mieux se connaître. Ce bal est organisé en l'absence du gouverneur Gerbinis, alors en déplacement à Paris. L’événement connaît un succès retentissant. La nouvelle va jusqu’à Paris, où certains journaux en parlent. Félix Éboué parvient ainsi à briser, ne serait-ce que temporairement, les barrières sociales et raciales, de cette île de seulement 35 kilomètres de large pour 78 kilomètres de long.
Au cours de son séjour en Martinique de deux ans et demi, une affaire défraie la chronique. Il s’agit de l'assassinat du journaliste communiste André Aliker qui avait dénoncé dans son journal Justice la fraude fiscale à laquelle se livraient les Aubéry, une famille de planteurs békés. Selon Arlette Capedepuy, autre biographe de Félix Eboué, cette affaire a valu à Félix Eboué son rappel à Paris en avril 1934. A cette date, le gouvernement a changé. Gaston Doumergue est rappelé au pouvoir après les événements sanglants de février 34, au cours desquels les partis d'extrême droite ont organisé une manifestation violente à Paris. Philippe Pétain est ministre de la Guerre, Pierre Laval, ministre des Colonies. C’est dans ce contexte que Félix Eboué qui a l'espoir d'être promu gouverneur en Martinique est sommé de repartir en Afrique, au Soudan français, sur le territoire de l'actuel Mali. Qu'est-ce que l'on sait du bref séjour au Soudan de Félix Eboué ?
Lors de son séjour au Soudan, Félix Éboué, homme de gauche, arrive dans un contexte politique national particulièrement tendu. Son action s’articule autour de deux priorités principales.
Premièrement, il s'efforce d'appliquer au maximum les lois sociales, malgré les résistances qu’il rencontre sur le terrain. Deuxièmement, il s’attaque à la question de l’éducation, en opposition à l’influence des groupes religieux. Éboué défend ardemment une éducation entièrement laïque, alignée sur les valeurs républicaines.
Alors que l'Allemagne voit Hitler affermir son pouvoir, la France fête la victoire du Front populaire. En mai 1936, Léon Blum arrive au pouvoir et Marius Moutet devient ministre des Colonies. Felix Eboué est nommé gouverneur par intérim de la Guadeloupe. Est-ce que Félix Eboué était membre de la SFIO, l'ancêtre du Parti socialiste ?
Dès sa jeunesse, Félix Éboué était membre de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière), vraisemblablement depuis son passage à Bordeaux. René Maran, son ami, raconte dans l’un de ses écrits, que Félix Eboué parlait tout le temps de Jean Jaurès. Il lisait régulièrement les éditoriaux de Jaurès dans L’Humanité, avant l’assassinat de ce dernier le 31 juillet 1914.
Bien qu’il ne soit pas possible de déterminer avec certitude la date exacte de son adhésion au Parti socialiste, faute d’archives, tout porte à croire qu’Éboué était socialiste de cœur et d’esprit bien avant 1914.
Les archives montrent qu’il était encore membre du Parti socialiste en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, avec l’interdiction du parti sous le régime de Vichy et les bouleversements politiques de l’époque, Éboué a choisi une autre voie. Cependant, cette période, de 1914 à 1939 au moins, représente une part significative de sa vie d’homme engagé.
Lorsque le général de Gaulle fait appel à lui en 1940, il sait que Félix Eboué est socialiste. C’est d’ailleurs en partie grâce à cet engagement politique qu’Eboué a été nommé gouverneur par intérim en Guadeloupe au moment de l’arrivée au pouvoir du Front populaire.
Quand il arrive en Guadeloupe, la situation sur place est tendue politiquement. A Marie-Galante, deux hommes ont été tués après des élections locales, qui ont vu la victoire de Raphaël Jerpan. Que se passe-t-il sur l’île ?
L'île est une véritable poudrière politique et sociale lorsque Félix Éboué arrive. Le climat est extrêmement tendu, exacerbée par une campagne électorale chaotique et marquée par la corruption. La vénalité y est omniprésente : on achète des électeurs, et parfois même des députés, souvent sous l’influence des grands patrons locaux. Tout est complexe et ambigu. Par exemple, certains députés guadeloupéens proches du Front populaire à Paris adoptent une posture nettement plus favorable aux intérêts des patrons une fois de retour sur l’île.
Dans ce contexte explosif, Félix Éboué est envoyé par le gouvernement de Marius Moutet avec une mission claire : faire appliquer les lois sociales du Front populaire et rétablir le calme. Cette tâche lui tient particulièrement à cœur. Il va appliquer sa méthode : écouter et dialoguer. Sur place, Éboué multiplie les discours, que ce soit devant des grévistes, des ouvriers ou lors de rassemblements publics.
Il s'efforce de faire appliquer les réformes du Front populaire : les congés payés, la réduction du temps de travail à 40 heures, et surtout l’instauration des conventions collectives.
Mais Félix Éboué ne se limite pas à l'application des lois sociales. Sportif dans sa jeunesse, Il œuvre ainsi à la création de stades et d’infrastructures sportives, pour que les jeunes guadeloupéens fassent du sport et s’épanouissent physiquement et moralement. Donc, son œuvre est très importante en Guadeloupe.
Sa popularité ne tarde pas à grandir. Soutenu globalement par la gauche et les loges maçonniques locales, qui jouent un rôle de relais dans la société, Éboué s’appuie sur un réseau solide d’associations, de clubs sportifs et de personnalités. Tout ce tout ce réseau se met au service entre guillemets de Félix Eboué.
Mais est ce qu'il arrive à mettre en place les mesures du Front populaire en Guadeloupe?
Félix Éboué parvient à accomplir de nombreuses choses durant son mandat, ce qui le rend extrêmement populaire auprès de la population. Cependant, cette popularité fait aussi de lui une cible à abattre, notamment pour les élus locaux et les députés guadeloupéens, souvent inféodés au patronat. Ces derniers essaient de lui savonner la planche localement, tout en faisant du lobbying à la Chambre des députés à Paris, dans l’espoir de discréditer Éboué. Ils vont jusqu’à intervenir directement auprès de Marius Moutet, le ministre de tutelle, pour le faire démettre de ses fonctions.
Félix Éboué traverse des moments de découragement profond. Parfois submergé par la colère, il confie avoir envie de tout abandonner ou de répliquer avec véhémence à ses détracteurs. Mais Marius Moutet, dans des lettres, lui rappelle l’importance de tenir bon. "Patientez," lui écrit-il, "nous les aurons, et vous finirez par gagner." Malgré tous ses efforts, Éboué ne parvient pas à gagner.
En Guadeloupe, vous l’avez dit, il a fait beaucoup de discours. Il y en a un en particulier qui a marqué les esprits en juillet 1937 et qui se nomme Jouer le jeu. Pourquoi est-il important ce discours de Félix Eboué ?
Parce qu’il y développe sa conception de la vie, de l'organisation sociale, de l'écoute et du partage. Cette idée de Jouer le jeu dans l’intérêt du collectif est une notion qu’il défend avec force et conviction.
Son discours, empreint d’humanisme, trouve une résonance particulière dans les loges maçonniques, où il est souvent cité. En effet, il incarne parfaitement les valeurs de la franc-maçonnerie, qui se veut au service de l’homme et de l’amélioration de la société. Ce message, profondément imprégné de logique, de fraternité et de chaleur humaine, dépasse toutefois le cadre maçonnique.
Alors que Felix Eboué a le sentiment d'œuvrer en faveur du développement de la Guadeloupe, plusieurs politiques locaux, en particulier Gratien Candace et Maurice Satineau souhaitent son renvoi. Ils y parviennent et c'est ainsi que Georges Mandel le nouveau ministre des Colonies, le rappelle à Paris. Comment se passe le départ de Félix Eboué de Guadeloupe ?
.
Candace et Satineau, sont comme je le disais deux députés au comportement paradoxal. À Paris, ils se présentent comme des élus de gauche, proches du Front populaire, mais de retour en Guadeloupe, ils deviennent les serviteurs dociles des intérêts du patronat local. Ils finissent par obtenir le rappel de Félix Éboué. Georges Mandel, sous pression, se voit contraint de céder, et Éboué est rappelé en métropole.
Le départ de Félix Éboué est un événement marquant pour l’archipel. Surnommé affectueusement "Papa Éboué", il jouissait d’une immense popularité parmi la population. Quand Eboué part de la Guadeloupe, pratiquement tout l'archipel vient assister à son départ. La scène est poignante : les habitants pleurent son départ, tandis qu’il embarque à bord du bateau.
Beaucoup nourrissent l’espoir de le revoir. Certains envisagent même de le soutenir pour une carrière politique locale, imaginant qu’il pourrait devenir sénateur de la Guadeloupe. Ce rêve paraît d’autant plus plausible qu’à cette époque, des élections se profilaient avant que la guerre ne vienne bouleverser l’histoire.
Dans les archives de Félix Éboué, conservées à l’Institut Charles de Gaulle, on trouve des témoignages saisissants de cet épisode, des coupures de presse relatant l’émotion collective, des poèmes, des chansons et des messages de gratitude adressés à celui qui avait incarné l’espoir pour beaucoup. Le départ de "Papa Éboué" était perçu comme une perte immense. De son côté, Félix Eboué pense peut-être revenir en Guadeloupe, mais ce sera un départ sans retour.
Retrouvez Denis Lefebvre dans les quatre épisodes de Zistoir consacrés à Félix Eboué.
Et consultez ci-dessous, les articles qui accompagnent ce podcast :
►RÉCIT. Administrateur colonial, résistant d'Outre-mer, franc-maçon… Qui était vraiment Félix Eboué ?