Enfants de la Creuse : "Nous avons été victimes d'esclavagistes modernes"

La stèle commémorative des enfants de la Creuse sur l'aéroport de Gillot
Interrogé par nos confrères de Francetvinfo.fr, Jean-Philippe Jean-Marie, président de l'association de victimes Rasinn Anler, évoque son "déracinement forcé" en métropole et la résolution mémorielle de l'Assemblée nationale qui sera votée ce soir.
Mardi 18 février, l'Assemblée nationale vote une résolution mémorielle pour sortir de l'ombre l'épisode méconnu des enfants de la Creuse. Un moment de "reconnaissance" pour Jean-Philippe Jean-Marie, président de l'association des enfants réunionnais exilés de force Rasinn Anler, lui-même victime de ce "déracinement forcé".

Francetv info : Que vous est-il arrivé ?
Jean-Philippe Jean-Marie : Je faisais partie d'une famille nombreuse. Je suis né à la Plaine des Cafres, mais je vivais à Saint-Denis. Mes parents travaillaient. Ma maman faisait du ménage et était couturière. Mon père était chauffeur de bus. Il conduisait un car "courant d'air", ces cars qui n'avaient ni fenêtre, ni porte et qui ont circulé jusque dans les années 1970-1980. Il a eu un accident : les freins étaient défaillants. Une femme est morte et on l'a mis en prison.
Pendant cette période, ma mère avait à sa charge quatre filles et le petit dernier. Un jour, j'ai fait l'école buissonnière. On est allé cueillir des fruits, j'étais un bon grimpeur. Avec ma petite sœur, je ne suis pas rentré à la maison et les gardes champêtres nous ont rattrapé. Il y a eu une enquête des services sociaux. Voyant qu'il y avait une fragilité dans le couple, on m'a placé dans un foyer en disant que c'était en attendant que mon père revienne de prison.
Seulement, à l'époque, quand un enfant était placé en foyer, il "appartenait" à l'Etat. Il était pupille de l'Etat. Cela donnait le droit de faire ce qu'ils voulaient. Et j'ai été envoyé en métropole.
Où avez-vous été envoyé ?
Je suis arrivé dans la Creuse. J'avais 11 ans, je suis resté jusqu'à mes 21 ans. Tout contact était annhilié par les personnes qui nous gardaient. Nous étions déracinés culturellement.
Vous étiez dans une famille ?
Oui, ils nous ont reçu tels que nous nous sommes présentés. On ne peut pas dire que cela s'est bien passé. J'étais un enfant enfermé. Pas comme dans un placard, mais dans un endroit clos. Il fallait faire la soupe, les lits, sortir et nourrir les chiens. Vous êtes comme un esclave moderne. Nous avons été victimes d'esclavagistes modernes. Moi qui suis d'une famille dont l'arrière-arrière-grand père est un esclave affranchi.
J'ai été dans cette famille jusqu'à mes 21 ans. J'ai choisi l'armée. Je me suis dit : "Là je vais être libre."
Vous êtes retourné vivre à la Réunion et vous avez retrouvé votre famille en 1997. Qu'avez-vous ressenti à votre retour sur l'île ?
Je me suis senti comme un enfant qui retourne à son berceau et retrouve son doudou. C'était la meilleure des choses.
Qu'attendez-vous de cette résolution mémorielle ?
Des personnes se sont suicidées. Certaines sont allées en hôpital psychiatrique. D'autres sont encore à la recherche d'un environnement, de leur famille, de leur identité et d'une reconnaissance de l'Etat.
La résolution doit nous permettre de faire un pas vers l'avenir, de faire connaître cette histoire à la Réunion et en métropole. Et puis cette page de l'histoire sera reconnue dans toutes les écoles et les universités.
Mais ce n'est pas l'aboutissement d'un combat. Ce n'est que le début, il y a encore beaucoup de choses à faire savoir pour obtenir de la reconnaissance, que les victimes puissent vivre avec l'avenir, plus avec le passé.