En trois siècles l'Occident va sillonner cette immensité de mer que Magellan appela le "pacifique" en découvrant des eaux apaisées après les flots rugissants du cap Horn.
L'anthologie "Le voyage en Polynésie" nous entraîne à la rencontre de ces navigateurs et voyageurs.
L'anthologie "Le voyage en Polynésie" nous entraîne à la rencontre de ces navigateurs et voyageurs.
"Je hais les voyages et les explorateurs", le célèbre "mot" du père de l'anthropologie structurale, Claude Lévi-Strauss est la première phrase d'un livre qui révolutionnera l'ethnologie, "Tristes Tropiques". Un hommage vient de lui être rendu à l'occasion du sixième anniversaire de sa mort, le 30 octobre 2009 à l'âge respectable de 100 ans.
A la rencontre des voyageurs
Il est probable que Claude Lévi-Strauss aurait apprécié "Le voyage en Polynésie" (coll."Bouquins") qui a paru un mois après sa disparition, en novembre 2009. Il s'agit d'une anthologie des voyageurs occidentaux de Wallis à Segalen et Jack London, de Cook et Bougainville à Melville. Plus de cinquante vies jetées dans le "Grand océan", explorateurs, baleiniers, naufragés, voyageurs esthètes comme Paul Gauguin et Julien Viaud avant que la reine Pomare ne l'appelle (Pierre) Loti, du nom d'une fleur.
Ce "voyage en Polynésie" est exactement l'inverse d'un livre qui se complaît dans les anecdotes de l'exotisme ou de l'aventure. Ce que haïssait Claude Levi-Strauss.
Il consacra son existence à tenter de comprendre l'humaine condition sous les cieux les plus divers et à remettre en cause notre vision européenne de la civilisation.
A la rencontre des Polynésiens
Le livre est ce qu'il est convenu de nommer un "pavé". Plus de 1200 pages sur papier bible. En réalité très digeste. Il suffit de le "consommer" par petites doses, chapitre après chapitre, auteur après auteur, archipel après archipel. Etonnantes expériences humaines que celles de ces navigateurs qui pour des raisons diverses se sont lancés sur l'immensité inconnue de l'océan. Ils rentrent en contact avec des populations polynésiennes qui sont là depuis des milliers d'années. Des peuples-navigateurs qui ont su survivre aux grandes traversées du Pacifique, d'île en île. Des peuples qui ont développé des cultures originales.
Dans une première partie, les écrits sont ceux des "découvreurs". Les premiers contacts sont décrits avec précision. Méfiance des uns et des autres. Tentatives de séduction réciproque. Les armes ne sont jamais loin des mains : mousquets et canons pour les Européens, frondes, lances et casse-têtes pour les Polynésiens. C'est par la domination technologique de leurs armes que les premiers s'imposeront.
Lire ces récits de la fin du 18ème siècle aide à comprendre la suite, la colonisation progressive et l'aculturation. Il faudra attendre 40, 50 ans pour voir les effets de ces premiers contacts.
"Des centaines de pirogues"
A l'approche de Tahiti le capitaine du Dolphin, Samuel Wallis, témoigne "Nous fûmes fort surpris de nous voir environnés par quelques centaines de pirogues (...)en tout il n'y avait pas moins de 800 indiens". Une première rencontre qui commença bien mais se termina comme trop souvent par des blessés par armes à feu.
Le choc des cultures -des mondes- est tel que la moindre tension se règle trop souvent avec brutalité dans le sang. Le capitaine Cook, réputé pour son aménité, n'hésite pas à faire couper les oreilles d'un voleur de chèvre.
D'un récit à l'autre le mythe du "paradis" se construit. Rousseau s'en inspirera largement dans sa vision de l'Homme, du "bon sauvage". Pour lui, les explorateurs ont découvert une humanité pure qui n'a pas été pervertie par la civilisation. Tout est nature épanouie : la terre, les eaux, les insulaires.
Louis-Antoine Bougainville, après James Cook et Samuel Wallis décrit la nature abondante en fruits et légumes locaux, en cochons. Il évoque les eaux généreuses en poissons et l'accueil hospitalier des habitants. "Vénus est ici la déesse de l'hospitalité" note-t-il dans son journal pour évoquer sans en comprendre la raison les jeunes naïades qui s'offrent à l'équipage. Il se croit "transporté au jardin de l'Eden".
Témoignage après témoignage, voyage après voyage, la vision évolue. Cook, Bougainville et les autres navigateurs découvrent aussi l'anthropophagie et le système de castes.
Du "paradis" à la réalité
En Europe, des penseurs comme Diderot ont perçu le danger de ce choc des cultures. "Laisse-nous nos moeurs : elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes" fait-il dire à un vieillard dans son "Supplément au voyage de Bougainville". Loin du "mythe du bon sauvage" et du "paradis" Diderot dès 1773 a exprimé cette obsession civilisatrice -qui deviendra colonisatrice- des Européens.
Au fil des pages "Voyage en Polynésie" nous guide à travers le temps. Nous sommes -à travers les regards des Européens- les témoins des espoirs, des souffrances de ces peuples polynésiens. Les témoins aussi de l'évolution profonde de leur société avec l'implantation progressive des missionnaires, protestants d'abord puis catholiques. Les témoins enfin de la disparition d'un monde qui plongeait ses racines dans plusieurs milliers d'années de vie et de conquête de l'espace de l'océan.
Le patrimoine de l'Humanité
Dans un un échange de correspondance de Paul Gauguin, le peintre rapporte le dialogue qu'il a eu au crépuscule du 20 ème siècle avec un "indigène de Raiatea". Pour mémoire, l'île de Raiatea, contrairement à Tahiti, ne veut pas se soumettre aux lois françaises. "Pourquoi? Parce que nous ne sommes pas vendus, ensuite parce que nous sommes très heureux tels que nous sommes gouvernés. Aussitôt que vous vous installez quelque part, tout est à vous, le sol et les femmes que vous quittez deux ans après avec un enfant dont vous n'avez pas souci." Un réquisitoire terrible et désespéré. La révolte sera matée dans le sang par les troupes de débarquement.
Le lecteur retrouve dans cette anthologie des morceaux de vie, des parts de l'âme humaine, des pans de cultures disparues. A ce point, Claude Levi-Strauss s'impose dans sa démarche respectueuse des autres, de l'autre. "Il dit dans ses travaux qu'on peut apprendre de ces sociétés appelées primitives" explique Jean Moomou, docteur en histoire et spécialiste de populations de Guyane. Il a accordé un entretien à l'occasion de la sortie récente d'un livre d'un anthropologue familier de la culture kanak, Alban Bensa, "Après Levi-Strauss".
Il nous reste pour être complet à revenir aux paroles de Claude Levi-Strauss lui-même. C'était dans l'émission "Apostrophes" en 1984. "Tous mes efforts ont été destinés à à recueillir des informations sur une expérience humaine qui n'était pas connue et qui bientôt n'existera plus et qui fait partie du patrimoine de l'humanité".
Ce sont bien des fragments de ce patrimoine de l'humanité qui sont conservés dans "Le voyage en Polynésie" et offerts aux lecteurs.
*"Le voyage en Polynésie. Anthologie des voyageurs occidentauxde Cook à Segalen" de Jean-Jo Scemla.(Collection Bouquins. Ed. Robert Lafont)
A la rencontre des voyageurs
Il est probable que Claude Lévi-Strauss aurait apprécié "Le voyage en Polynésie" (coll."Bouquins") qui a paru un mois après sa disparition, en novembre 2009. Il s'agit d'une anthologie des voyageurs occidentaux de Wallis à Segalen et Jack London, de Cook et Bougainville à Melville. Plus de cinquante vies jetées dans le "Grand océan", explorateurs, baleiniers, naufragés, voyageurs esthètes comme Paul Gauguin et Julien Viaud avant que la reine Pomare ne l'appelle (Pierre) Loti, du nom d'une fleur.
Ce "voyage en Polynésie" est exactement l'inverse d'un livre qui se complaît dans les anecdotes de l'exotisme ou de l'aventure. Ce que haïssait Claude Levi-Strauss.
Il consacra son existence à tenter de comprendre l'humaine condition sous les cieux les plus divers et à remettre en cause notre vision européenne de la civilisation.
A la rencontre des Polynésiens
Le livre est ce qu'il est convenu de nommer un "pavé". Plus de 1200 pages sur papier bible. En réalité très digeste. Il suffit de le "consommer" par petites doses, chapitre après chapitre, auteur après auteur, archipel après archipel. Etonnantes expériences humaines que celles de ces navigateurs qui pour des raisons diverses se sont lancés sur l'immensité inconnue de l'océan. Ils rentrent en contact avec des populations polynésiennes qui sont là depuis des milliers d'années. Des peuples-navigateurs qui ont su survivre aux grandes traversées du Pacifique, d'île en île. Des peuples qui ont développé des cultures originales.
Dans une première partie, les écrits sont ceux des "découvreurs". Les premiers contacts sont décrits avec précision. Méfiance des uns et des autres. Tentatives de séduction réciproque. Les armes ne sont jamais loin des mains : mousquets et canons pour les Européens, frondes, lances et casse-têtes pour les Polynésiens. C'est par la domination technologique de leurs armes que les premiers s'imposeront.
Lire ces récits de la fin du 18ème siècle aide à comprendre la suite, la colonisation progressive et l'aculturation. Il faudra attendre 40, 50 ans pour voir les effets de ces premiers contacts.
"Des centaines de pirogues"
A l'approche de Tahiti le capitaine du Dolphin, Samuel Wallis, témoigne "Nous fûmes fort surpris de nous voir environnés par quelques centaines de pirogues (...)en tout il n'y avait pas moins de 800 indiens". Une première rencontre qui commença bien mais se termina comme trop souvent par des blessés par armes à feu.
Le choc des cultures -des mondes- est tel que la moindre tension se règle trop souvent avec brutalité dans le sang. Le capitaine Cook, réputé pour son aménité, n'hésite pas à faire couper les oreilles d'un voleur de chèvre.
D'un récit à l'autre le mythe du "paradis" se construit. Rousseau s'en inspirera largement dans sa vision de l'Homme, du "bon sauvage". Pour lui, les explorateurs ont découvert une humanité pure qui n'a pas été pervertie par la civilisation. Tout est nature épanouie : la terre, les eaux, les insulaires.
Louis-Antoine Bougainville, après James Cook et Samuel Wallis décrit la nature abondante en fruits et légumes locaux, en cochons. Il évoque les eaux généreuses en poissons et l'accueil hospitalier des habitants. "Vénus est ici la déesse de l'hospitalité" note-t-il dans son journal pour évoquer sans en comprendre la raison les jeunes naïades qui s'offrent à l'équipage. Il se croit "transporté au jardin de l'Eden".
Témoignage après témoignage, voyage après voyage, la vision évolue. Cook, Bougainville et les autres navigateurs découvrent aussi l'anthropophagie et le système de castes.
Du "paradis" à la réalité
En Europe, des penseurs comme Diderot ont perçu le danger de ce choc des cultures. "Laisse-nous nos moeurs : elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes" fait-il dire à un vieillard dans son "Supplément au voyage de Bougainville". Loin du "mythe du bon sauvage" et du "paradis" Diderot dès 1773 a exprimé cette obsession civilisatrice -qui deviendra colonisatrice- des Européens.
Au fil des pages "Voyage en Polynésie" nous guide à travers le temps. Nous sommes -à travers les regards des Européens- les témoins des espoirs, des souffrances de ces peuples polynésiens. Les témoins aussi de l'évolution profonde de leur société avec l'implantation progressive des missionnaires, protestants d'abord puis catholiques. Les témoins enfin de la disparition d'un monde qui plongeait ses racines dans plusieurs milliers d'années de vie et de conquête de l'espace de l'océan.
Le patrimoine de l'Humanité
Dans un un échange de correspondance de Paul Gauguin, le peintre rapporte le dialogue qu'il a eu au crépuscule du 20 ème siècle avec un "indigène de Raiatea". Pour mémoire, l'île de Raiatea, contrairement à Tahiti, ne veut pas se soumettre aux lois françaises. "Pourquoi? Parce que nous ne sommes pas vendus, ensuite parce que nous sommes très heureux tels que nous sommes gouvernés. Aussitôt que vous vous installez quelque part, tout est à vous, le sol et les femmes que vous quittez deux ans après avec un enfant dont vous n'avez pas souci." Un réquisitoire terrible et désespéré. La révolte sera matée dans le sang par les troupes de débarquement.
Le lecteur retrouve dans cette anthologie des morceaux de vie, des parts de l'âme humaine, des pans de cultures disparues. A ce point, Claude Levi-Strauss s'impose dans sa démarche respectueuse des autres, de l'autre. "Il dit dans ses travaux qu'on peut apprendre de ces sociétés appelées primitives" explique Jean Moomou, docteur en histoire et spécialiste de populations de Guyane. Il a accordé un entretien à l'occasion de la sortie récente d'un livre d'un anthropologue familier de la culture kanak, Alban Bensa, "Après Levi-Strauss".
Il nous reste pour être complet à revenir aux paroles de Claude Levi-Strauss lui-même. C'était dans l'émission "Apostrophes" en 1984. "Tous mes efforts ont été destinés à à recueillir des informations sur une expérience humaine qui n'était pas connue et qui bientôt n'existera plus et qui fait partie du patrimoine de l'humanité".
Ce sont bien des fragments de ce patrimoine de l'humanité qui sont conservés dans "Le voyage en Polynésie" et offerts aux lecteurs.
*"Le voyage en Polynésie. Anthologie des voyageurs occidentauxde Cook à Segalen" de Jean-Jo Scemla.(Collection Bouquins. Ed. Robert Lafont)