GRAND FORMAT. Coma circulatoire à La Réunion : à quand la fin du "tout-automobile" ?

Coma circulatoire à La Réunion
Plus de 422 000 voitures en circulation, 30 000 véhicules neufs importés en 2023, un aménagement du territoire à repenser et des transports en communs obsolètes : La Réunion a-t-elle manqué le virage des mobilités ? Enquête dans notre grand format.

5h30 du matin, les véhicules forment déjà de longues files sur les axes routiers de La Réunion. Comme chaque jour de la semaine, l'île vibre au rythme du tout-auto, des milliers de personnes n'ayant d'autre choix que de recourir à la voiture pour se rendre dans les villes, poumons économiques de l'île. 

En moyenne, un Réunionnais passerait 2h15 par jour dans les embouteillages, soit un mois de sa vie par an. Parmi eux, cette automobiliste qui souffle, résignée : "Il faut bien aller au boulot, il y a de plus en plus de voitures, on est qu'une personne par voiture... C'est dommage mais c'est comme ça". "Ça empire, ça n'arrête pas", dit un autre. 

Jusqu'à abandonner son travail

Chacun prend son mal en patience, jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus. Comme cette mère de famille, Stéphanie Calligaro, qui a abandonné sa vie professionnelle devant tout ce temps perdu sur les routes. "Tous les matins je me levais vers 5h30 et j'avais vraiment des somnolences à certains moments à force d'avoir ce rythme-là et de perdre 2h30 quasiment chaque jour sur les routes. Ça a fini par être vraiment très lourd à gérer au quotidien, j'ai fait un burn-out à une certaine période", raconte-t-elle. 

"C'est un peu pernicieux"

Désormais, elle n'effectue plus les trajets de l'Est vers Saint-Denis, où elle travaillait auparavant, mais ses déplacements se limitent aux alentours, notamment pour déposer ses enfants à l'école. Stéphanie Calligaro a aussi requestionné son rapport au travail. "Il faut que tout le monde soit en activité au même moment, soit productif de telle heure à telle heure... C'est un peu pernicieux. Je trouve que la productivité serait meilleure chez les travailleurs s'ils avaient un peu plus de souplesse dans le travail", dit-elle.

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Grand format : coma circulatoire, épisode 1

Plus de 400 000 voitures en circulation

Au-delà, c'est aussi la question du nombre de véhicules sur l'île qui se pose. Plus de 422 000 voitures en circulation, 30 000 véhicules neufs importés en 2023... La voiture est l’une des colonnes vertébrales de l’île. Selon l’IEDOM, en 2016, le marché de l’automobile à La Réunion représentait près de 7 000 emplois.

"Le marché réunionnais c’est 60 000 ventes de véhicules d’occasion chaque année. Les voitures arrivent par des gros bateaux rouliers, en moyenne un a deux par mois. Ils amènent entre mille et cinq mille véhicules, en fonction du carnet de commande, des possibilités de production des usines et des places disponibles sur le bateau puisque ces bateaux s’arrêtent à La Réunion mais vont jusqu’en Australie ou en Asie pour la plupart"

Philippe-Alexandre Rebboah, président de l'importation et du commerce à La Réunion et directeur général de BMW Réunion

Exister grâce à la voiture

Les Réunionnais ont parfois la réputation d'être attachés à leurs voitures. Un attachement ou une nécessité ? Pour ce concessionnaire, c'est une histoire de plaisir. "À La Réunion, on aime changer de voiture régulièrement, on aime se faire plaisir. Il suffit de regarder l’âge moyen du parc automobile pour s’en rendre compte : notre parc a entre cinq et six ans alors qu’en France hexagonale c’est entre onze et douze ans" précise Philippe-Alexandre Rebboah, vendeur de voitures depuis 25 ans dont 17 à La Réunion.

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Grand format : coma circulatoire à La Réunion ©Réunion la 1ère

L'aménagement du territoire favorise le "tout-voiture"

Quant à Philippe Jean-Pierre, économiste, il soulève la problématique de l'aménagement du territoire, qui n'a pas du tout été pensé pour éviter le tout-voiture et la paralysie de la circulation. "Il n'est pas pensé pour faire en sorte que le meilleur déplacement c'est celui qu'on n'effectue pas, pour faire en sorte qu'on soit dans un rapport de proximité avec son emploi et les activités de sa vie quotidienne". 

"L'étalement urbain issu depuis plusieurs décennies de ce laisser-faire en matière d'aménagement du territoire, a conduit à ce que nous habitions loin de notre travail et que nos activités de la vie quotidienne soient éparpillées" 

Philippe Jean-Pierre, économiste

Une habitude depuis la fin du train 

Pour Philippe Jean-Pierre, cette habitude du tout-voiture date des années 60, à la fin du chemin de fer sur le département. Un choix qui n'a laissé que peu de place aux transports en commun par la suite. 

"On aurait pu au fur et à mesure maintenir la notion du transport collectif comme étant le meilleur des choix", explique-t-il. Or, ces dernières années, le projet Tram Train qui était sur le point de se concrétiser a été enterré en 2010. 

Le projet tram-train déraille en dix minutes

Cette année-là, une réunion d’une dizaine de minutes fait basculer La Réunion dans le "tout-automobile". Dans le bureau de Didier Robert, alors président de Région, la décision est prise : le premier tronçon du projet de tram-train censé relier Sainte-Marie à Saint-Paul en moins de dix minutes est définitivement enterré. En priorité, ce sera au projet de la nouvelle route du littoral, de sortir de l’eau.

Priorité à la NRL

En 2013, la première pierre de la NRL est posée ; il faudra attendre dix ans plus tard, au mois de février 2023, pour que les premières voitures circulent sur le premier tronçon du viaduc. Pour rappel, la livraison finale de la route est attendue pour 2029.

77% des Réunionnais favorables au train

L'idée du train n'a toutefois pas disparu, et semble séduire de plus en plus : selon la consultation publique lancée par la Région à l'occasion des Etats généraux des mobilités, 77% des Réunionnais seraient favorables au retour du train sur le territoire. 

10% des Réunionnais utilisent quotidiennement les transports en commun

Les transports en commun ne sont malgré tout pas totalement absents du paysage réunionnais, et le modèle "tout-voiture" pourrait s'inverser. Aujourd’hui, seuls 10 % des Réunionnais utilisent au quotidien les transports en commun pour se déplacer, mais deux tiers d’entre eux (66%) déclarent vouloir davantage laisser leur voiture au garage. Des chiffres, extraits du dernier rapport des Etats généraux des mobilités, pilotés par la Région, au mois de février 2024.

"Nous sommes les responsables, les coupables. Je vois ces files de voitures, ces 30 kilomètres, c’est atroce" avait appuyé Huguette Bello, la présidente de Région, lors de la restitution de ces trois mois de concertation citoyenne des mobilités.

Le privé s’empare des politiques publiques

En matière de mobilités douces et partagées, alternatives à la voiture, faute de politiques publiques encore satisfaisantes en 2024, ce sont les acteurs privés qui s’emparent de ces questions. Si les collectivités multiplient les stations de vélos en libre-service, les acteurs privés proposent aussi des solutions.

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Grand format : coma circulatoire épisode 4

Vélos partagés...

Sur la côte Ouest, les vélos partagés électriques "Roulib" ont été déployés à la fin du mois d’octobre 2023. "On voit que les Réunionnais aiment le vélo et que les usages sont là. Au mois de décembre 2023, on avait entre 150 et 200 courses par jour", témoigne Thomas Willemse, gérant de l’entreprise Cirkul.

...et scooters électriques

A quelques pas, des scooters électriques en libre-service rouges vifs. Ils sont mis en place par "Zwav", une société privée et autofinancée. Leur concept ? Proposer un panel de solution sur le micro-trajet en maillant les modes de déplacements. Une vingtaine de scooters s’ajoutent aux trottinettes électriques partagées déjà installées.

Le challenge de l’intermodalité

A Saint-Denis, Samir Mamoodjee, 29 ans, développe la location de vélo pliables pour répondre au concept du dernier kilomètre. "Aujourd’hui, on a une flotte qui avoisine les 80 vélos, on a toujours de la demande. On a beaucoup de clients qui vont utiliser du vélo-bus pour se rendre au travail", témoigne le créateur de Bibi and Bike.

"Sur le trajet Saint-Gilles- Saint-Denis, j’ai plusieurs clients qui vont de chez eux jusqu’à l’arrêt de bus en vélo puis à l’arrivée à Saint-Denis en bus, ressortent leur vélo pour faire le tour de la ville jusqu’à son lieu de travail"

Samir Mamoodjee, créateur de Bibi and Bike

Recours au covoiturage 

Enfin, d'autres ont opté pour le covoiturage, moins cher d'une part, et moins impactant pour l'environnement d'autre part. La collectivité régionale encourage par ailleurs la pratique, puisqu'elle prend en charge une grande partie de son coût. 

"Le trajet nous revient à peine à 20 centimes depuis la Plaine-des-Palmistes, vu que la plus grande partie est prise en charge par la Région", témoigne une Palmi-plainoise qui, pour commencer sa journée au Groupe hospitalier Est Réunion à Saint-Benoît, monte dans la voiture de sa collègue, tout comme deux autres jeunes femmes. La conductrice, Anaïs, touchera 12 euros pour l'aller-retour, et rentabilise ses sièges vides. "On est ensemble, on a de la compagnie, il n'y a que du positif", sourit-elle. 

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Le Grand Format : le coma circulatoire à La Réunion, deuxième partie ©Réunion la 1ère

Les demandes de permis moto ont doublé

D'autres eux, ont opté pour le permis moto. La demande a doublé dans cette école de conduite. Rien qu'en janvier, elle enregistre 30 dossiers. Francine est en pleine leçon : une fois son permis en poche, elle pourra rejoindre son domicile après le travail en 20 minutes, au lieu d'1h30 actuellement en raison de travaux. Une solution à deux-roues qui ne s'improvise pas, et qui nécessite beaucoup de prudence sur les routes.