Changement d’échelle
“Je suis restée debout, stoïque et j’ai regardé. C’était impressionnant de voir autant d’élèves”. Lora Perrin se souvient très bien de sa toute première récréation au collège André Bauchant de Château-Renault. Imaginez plus de 700 élèves rassemblés dans la cour d’un établissement qui accueille des scolaires jusqu'à trente kilomètres à la ronde.
“Sur place, on a tous les profils et tous les niveaux sociaux, de la ville à la campagne”, explique-t-elle. “Il y a ceux qui habitent à proximité (dans une commune de 5.000 habitants), tout comme ceux qui habitent dans des zones rurales beaucoup plus éloignées”.
En attendant de connaître tous leurs prénoms, Lora est déjà à l’écoute pour traiter de “leur mal-être, des problématiques familiales, de l’absentéisme ou encore de situations particulières comme celles des élèves placés en foyer.”
Travailler dans l’urgence
Passée la découverte de ce nouveau monde, la jeune femme de tout juste 29 ans a trouvé ses marques. “ Au final, un ado reste un ado, ce qui change, c’est juste la masse ”.
Conséquence, la gestion de son temps de travail est différente par rapport à l'archipel. “Ici, on doit très souvent gérer les situations dans l’urgence. Il y a tous les jours des bagarres, des insultes, des élèves qui se disent harcelés ou qui ont besoin de parler”, précise-t-elle en ajoutant que ce n’est pas plus violent qu’à Saint-Pierre, “mais beaucoup plus intense”.
“Le vivre ensemble est plus compliqué ici” développe-t-elle, “car il y a plus de brassage culturel”, et notamment avec les communautés des gens du voyage.
Une mission spéciale
En plus de son travail de CPE, Lora est devenue référente au sein de son établissement pour ces élèves issus de familles itinérantes et voyageuses (EFIV).
“C’est une mission qui me tient à cœur, car c’est plus difficile pour eux”, explique-t-elle. "Comme ils ont été très peu scolarisés, certains sont encore à 12 voir 15 ans dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture”.
Ils sont mis dans des classes en fonction de leur âge, mais sans tenir compte de leur niveau.
Lora Perrin
Souhaitant lutter contre les stéréotypes et les discriminations à l’école, la jeune femme a dû s’intéresser à l’histoire et aux moeurs de ces communautés pour les accompagner. “J’ai toujours eu envie d’aider, et là je me sens à ma place, même si ce n’est pas facile, voir très compliqué ”, admet-elle en évoquant le stress de ses journées de travail au cours desquelles elle est aussi amenée à gérer des conseils de discipline ou des entretiens avec les enfants ou leurs parents avant de rentrer le soir chez elle.
La vie en communauté
Tous les soirs, Lora doit prendre le volant pendant près de 45 minutes pour rallier son domicile situé dans les environs de Tours. Elle a refusé un appartement de fonction qu’on lui proposait dans son établissement pour “ne pas habiter sur mon lieu de travail tout en étant à côté d’une ville qui bouge avec un accès à la culture et à une vie sociale plus intense”.
Et pour y parvenir, elle n’a pas fait les choses à moitié. Elle partage une très grande maison dotée d’un grand jardin avec pas moins de sept colocataires aux parcours très différents. Âgées de 23 à 40 ans, ils travaillent à l’Opéra de Tours, dans un magasin de moto, un laboratoire pharmaceutique ou encore dans l'agriculture.
“C’est bien mieux qu’un appartement où je me retrouverai seule”, nous explique-t-elle en précisant que si chaque occupant gère son emploi du temps et ses courses, il y a toujours quelqu’un pour partager un repas ou un moment convivial. “Ça me permet de faire une réelle coupure entre ma vie pro et ma vie perso, et c’est nécessaire. Toute seule, j’aurais sans doute beaucoup plus ruminé sur les situations complexes de mes journées”, nous dit-elle.
La nostalgie des siens… et de l’île aux Marins
Si Lora était déjà partie vivre en métropole pour ses études du côté de Lille, elle admet que l’archipel lui manque encore plus cette fois-ci. Elle aimerait bien de temps en temps pouvoir “prendre le bateau pour aller à l’île aux Marins et voir la mer”. Elle se souvient d’ailleurs avec beaucoup de nostalgie de son premier week-end passé dans les Landes au cours duquel elle a juste pris le temps d’observer l’océan. “Ça fait du bien, tu t'assois et tu prends plaisir à juste contempler ce spectacle avec son bruit et ses odeurs. Quand on voit la mer au quotidien, on n’a pas l’impression qu’elle va nous manquer à ce point là”.
Mais à distance, ce qui lui manque encore plus, ce sont les relations sociales et ses activités sportives. Si elle n’a pas trouvé de club de patinage synchronisé à Tours, elle a tout de même pu découvrir une toute jeune association de pelote basque qu’elle a commencé à fréquenter.
“Ici on joue dans une salle omnisport, c’est un peu comme si tu jouais contre les murs dans la salle de la mission”, s’amuse-t-elle en espérant y aller plus souvent une fois que son rythme de travail se sera adoucit, car “après des semaines de travail de 45 à 50h, je suis souvent lessivée”, admet-elle.
Même si c’est difficile de lâcher une vie que t’as toujours connue, c’est important d’aller se confronter à autre chose. Ce qu’on voit, découvre et apprend peut nous apporter énormément quand on revient sur l’archipel
Lora Perrin
Et son retour justement ? Si elle espère beaucoup de la création d’un autre poste de CPE à Saint-Pierre et Miquelon dans le cadre du futur internat de la réussite, Lora envisage aussi si nécessaire de rempiler pour une année supplémentaire en métropole. Volontaire, dynamique et optimiste, la jeune femme ne se ferme aucune porte sur son avenir car “la vie peut toujours nous réserver des surprises”.
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Ndlr : Cet entretien a été réalisé avant que l'actualité ne rattrape tristement le monde de l'éducation. Ce vendredi 13 octobre, un professeur de français était tué au sein de son lycée à Arras dans une attaque au couteau perpétrée par un ancien élève de l'établissement. Nous avons recontacté Lora pour savoir si cet événement avait modifié sa perception.
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"Je me sens plus en ligne de mire que quand j'étais à Saint-Pierre"
Ce lundi 16 octobre, Lora Perrin a pu échanger avec tout le personnel de son établissement avant que les cours ne reprennent "normalement" dans ce collège où était programmé comme ailleurs une minute de silence en hommage à Dominique Bernard, assassiné trois jours plus tôt ainsi qu'à Samuel Paty, un autre professeur tué trois ans auparavant jour pour jour.
"De 8h à 10h30, on a discuté de nos craintes, de nos peurs et de la manière d'en parler aux jeunes, car ce sujet ne s'aborde pas de la même manière avec des enfants de 6ème ou de 3ème", explique-t-elle, avant d'avouer que son regard a changé.
La jeune femme se souvient bien des commémorations qui s'étaient tenues au lycée Émile Letournel en 2020 suite à la mort de Samuel Paty. "À cette époque, je ne réalisais pas les choses de la même manière. On n'imaginait pas un acte de terrorisme à Saint-Pierre. Là, je le vis plus directement avec la mise en place du plan vigipirate, les gendarmes armés aux abords de l'établissement et un contrôle visuel de tous les sacs pour entrer dans le collège", nous décrit-elle.
On prend conscience que ce qui s'est passé à Arras pourrait se passer ici à Chateau-Renault.
Lora Perrin
Lora nous explique aussi avoir contacté ses collègues à Saint-Pierre pour parler de cette actualité qui la touche désormais beaucoup plus. "Je n'ai pas peur mais la menace est plus proche forcément, ça semble plus réel qu'à distance quand on vit dans l'archipel".
Depuis ce lundi, c'est pourtant elle qui est en charge d'accueillir les élèves et les parents devant l'entrée pour contrôler notamment leurs sacs. "Au portail, je suis quelque part le premier rempart. Je me sens plus en ligne de mire que quand j'étais à Saint-Pierre. Je suis plus exposée", finit-elle par admettre avant d'avouer que finalement cela fait du bien d'en parler.
Mais derrière ses mots et sa vigilance accrue, c'est aussi sa détermination à faire ce métier qui s'en est trouvée renforcée : "Je me sens encore plus investie d'une mission au sein de l'école de la République".