Travailleur volontaire au caractère bien trempé, Joël avait le profil parfait pour faire de sa première passion son métier. Le hockey, il l’a découvert enfant à Saint-Pierre et Miquelon sur les étangs.
“C’est mon père qui m’a mis les patins aux pieds dès l’âge de trois ans et demi”, nous confie-t-il en souvenir d’une enfance heureuse, sportive et précoce dans les années 70.
À 5 ans j’étais déjà au hockey mineur qui à l’époque n'acceptait pas les enfants avant 7 ans
Joël Haran
Tombé jeune dans la marmite et plutôt doué, Joël est souvent celui qu’on aime avoir dans son équipe pour s’imposer. Il garde toutefois un grand regret de ses jeunes années, celui de “ne pas avoir ramené de Coupe de Terre Neuve”.
Il en est pourtant souvent passé tout près. “Notre génération a fait beaucoup de finales et je m’en souviens d’une en particulier contre Clarenville qui s’est jouée à la mort subite. On domine, on domine, mais en prolongations un joueur canadien marque avec le patin et l'arbitre ne voit rien !”, s’insurge-t-il avec autant de passion que si le match venait tout juste de se terminer.
Du Canada à la métropole
À l’école en revanche, Joël ne se voit pas décerner la récompense du “joueur le plus utile”. “J’étais un cancre. J’avais juste la moyenne”, nous dit-il avant de préciser qu’il n’était “juste pas fait pour ça”. Les études pour lui, ce sera finalement un BEP électronique et une expérience sports-études au Canada dans un collège français de la région de Montréal où il se sent “vraiment à sa place”. Joël joue alors pour les Sieurs de Longueuil et découvre le très haut niveau. “C’est le meilleur junior au monde, j’avais carrément l’impression de faire un autre sport”, nous dit-il avec encore des étoiles dans les yeux.
Mais c’est en France qu’il poursuit sa route vers Morzine où il ne passera finalement qu’une année. “Tellement déçu par la différence de niveau sur la glace”, il décide alors tout simplement d’arrêter de jouer et ce n’est pas l’appel du Directeur Technique National de l’équipe de France qui souhaite le sélectionner qui le fera changer d’avis. Il est comme ça Joël, entier, déterminé et un brin caractériel.
Compétiteur dans l’âme, il n’abandonne pas le sport pour autant. Son parcours d’étudiant l'amène d’ailleurs à traverser plusieurs fois l’océan pour obtenir deux brevets d’état pour devenir entraîneur de hockey mais aussi moniteur de voile, son autre passion.
De la patinoire à l’océan
À la fin des années 80, Joël savait déjà bien utiliser le vent. Champion de Terre-Neuve de planche à voile à plusieurs reprises, il était parti se former pour enseigner du côté de Granville en Normandie. Pour l’anecdote, on retiendra de cette période qu’il rechausse les patins pour décrocher un titre de champion de hockey de troisième division avec le Choc de Cherbourg.
J’y allais pour jouer avec mon cousin Stéphane Allain, mais comme c’était à 110km de chez moi, je ne me déplaçais que pour les matchs le week-end.
Joël Haran
De retour chez lui sur le caillou, il entraîne les jeunes du hockey mineur tout en intégrant l’école de voile avec qui il concrétise, au passage, le projet lancé par Gilles Zanaboni à Savoyard. Une base nautique y voit le jour, idéale pour y pratiquer la planche à voile. Joël commande alors du matériel et entraîne une équipe de véliplanchistes dont feront partie Yannis Salomon, Laurence Beaupertuis ou encore Dimitri Télétchéa. L’année suivante, il demande l’achat de trois nouvelles planches de compétition. Le budget de l’école ne le permet pas. Il démissionne et s’en va. On vous l’a dit, Joël, il est comme ça.
Le retour du hockeyeur globetrotter
Quand il prend ses décisions, Joël s’adapte toujours pour les respecter même si ce n’est pas toujours aisé. Le voici parti “avec huit valises, une poussette et un bébé de trois mois et demi”, en compagnie de sa première femme qu’il avait rencontrée en métropole. Il repart dans l’autre sens donc, pour Valenciennes cette fois-ci.
Dans le nord de la France, il rejoue, entraîne et tout se passe bien jusqu’à ce que son club dépose le bilan. Qu’à cela ne tienne, Joël prend la direction du sud et d’Anglet où évolue alors Tony Heudes, un autre Saint-Pierrais. Son expérience au Pays Basque sera mouvementée sur la glace au gré des changements d’entraîneurs. “Une première saison compliquée, une deuxième où je termine meilleur buteur, puis la fin de l'aventure", résume-t-il à l'arrivée d'un énième coach sur le banc.
De la glace aux fourneaux
Mais Joël le sait déjà, “il n’y a pas que le hockey dans la vie”, surtout quand il réfléchit à ce que celle-ci pourrait lui réserver une fois sa carrière finie. À chaque intersaison, il a alors pris l’habitude de se rendre en Corse où ses beaux-parents ont acheté une petite maison. Le frère de sa femme y a d’ailleurs une boulangerie qui marche très bien dans un petit village à tel point qu’il compte en ouvrir une autre à Ajaccio en 1998. “Il cherchait quelqu’un pour lancer son affaire. Je lui ai dis ok, tu m’expliques comment ça marche parce que j’y connais rien”, en rigole Joël qui ne tardera pas à “tomber amoureux” de ce métier.
Tu pétris, ça gonfle. Tu mets au four, ça chante. Tu sors, ça croustille. J’ai trouvé ça magnifique !
Joël Haran
C’est le début d’une nouvelle aventure dans sa vie. En parallèle de ses saisons, il enchaîne alors les formations en Corse à Marseille et au-delà pour tout apprendre notamment sur la fermentation. En 2001, il s’associe avec son beau-frère et met clairement le cap dans cette direction. “J’étais bosseur, il m’a mis le pied à l’étrier”, dit-il reconnaissant.
C’est le moment que choisissent les dirigeants de son équipe de Rennes, avec qui il évoluait alors en deuxième division, pour tenter de le retenir. “ils m’appellent et me proposent de doubler mon salaire parce que j’étais le meilleur buteur de l’équipe. Je leur ai dit non, j’arrête le hockey”... encore une fois.
À cette période, l’équipe de Nice tente aussi de le débaucher mais toujours sans succès. “Ils voulaient me payer l’avion tous les vendredi pour venir juste jouer les matchs avec l’équipe le week-end. J’ai refusé, et en plus ce n’était pas très fair play pour tous les gars qui bossaient dur à l’entraînement”, nous explique-t-il.
Au début, j’étais moins payé aux fourneaux que sur la glace mais je voyais enfin un avenir pour moi et mes enfants après le hockey
Joël Haran
Entrepreneur dans l’âme
Son succès dans ce nouveau monde, Joël l’explique d’abord par sa force de travail. Réveillé vers 1h30 chaque matin, il s’active pleinement jusqu’à 12h30 et ne tarde pas à gagner en efficacité et en expérience.
S’il a commencé comme simple employé, il souhaite vite prendre plus de responsabilités. En 2004, il devient chef d’entreprise en lançant une autre boulangerie, puis encore une autre en 2008, située en plein centre-ville cette fois-ci. “L’emplacement est primordial”, nous explique-t-il avant de préciser qu’il a su y doubler son chiffre d'affaires en trois années, et ce bien avant l'heure de la consécration...
Encore un nouveau trophée
Si Joël découvre le VTT en Corse où il n'est pas rare de le voir s'inscrire dans des compétitions, c'est aux fourneaux qu'il prend aussi plaisir à se dépasser. En 2013, il termine troisième du concours de la meilleure baguette de Corse du Sud. Deux ans plus tard, il retente sa chance et termine premier, ce qui lui offre au passage la possibilité de prétendre au titre suprême, celui de la meilleure baguette de la Corse toute entière.
La grande finale se déroule à Bastia devant un large jury composé de véritables stars du pétrin qui sont chargées de trancher. On retrouve le Meilleur Ouvrier de France qui est aussi l'entraîneur de l'équipe de France boulanger (oui, ça existe !), le premier champion du monde de cette discipline ou encore le Président de l'Ordre culinaire international.
Ce jour-là, six candidats, dont Joël, ont six heures montre en main pour réaliser de A à Z leurs plus belles baguettes, avant qu'on n'en scrute l’aspect, la cuisson, la mie-alvéolage, l’odeur et le goût. Et à ce petit jeu-là, c'est le travail du boulanger Saint-Pierrais qui est consacré !
En route vers la Capitale
Alors que cette distinction ouvre à Joël les portes de la renommée avec l'attention des médias locaux et nationaux, mais aussi plus de fréquentation et plus de chiffre d'affaires, l'entrepreneur va de nouveau surprendre son monde en mettant sa boulangerie en vente. "C'est arrivé sur un coup de tête avec le blues de l'hiver", lance-t-il en expliquant qu'il se sentait fatigué et pris dans un rythme à contressens. "À cette période de l'année rien n'est ouvert en Corse et tu t'ennuies contrairement à l'été où moi je dois rester aux fourneaux et ne jamais lâcher l'affaire pour la période touristique". Avec le recul, il nous dit aussi regretter, à cause du travail, de ne pas avoir vraiment vu ses enfants grandir.
La vente de son établissement, elle, se boucle en à peine deux semaines. C'est un buraliste "amoureux de son pain" qui reprend l'affaire tandis que Joël s'envole fin 2015 sans savoir où il atterira.
Je pensais à Toulouse, Lyon ou Paris pour retrouver un autre rythme qui me permettrait de retourner tous les ans dans mon archipel qui me manquait vraiment
Joël Haran
Mais les planètes mettront du temps à s'aligner pour Joël qui au bout d'un an et demi trouve enfin la perle rare dans la capitale au gré d'une rencontre. "C'était quelqu'un qui faisait des kilomètres pour venir acheter son pain chez moi en Corse. Finalement, on est devenus potes et un jour à l'apéro, il m'a proposé de visiter la boulangerie qu'il souhaitait céder".
L'affaire est dans le sac. Le Saint-Pierrais investit ses nouveaux locaux idéalement placés au 54 rue Notre Dame des Champs dans le 6ème arrondissement, non loin des jardins du Luxembourg.
La fin d'une zone de turbulences
Aujourd’hui, Joël compte 14 employés entre le fournil, les préparations et la caisse dans un établissement qui fonctionne "différemment" de ce qu'il a connu auparavant. Malgré son excellente réputation, il vend "trois fois moins de baguettes qu'en Corse, mais beaucoup plus de sandwichs et de vienoiseries", ce qui s'explique surtout par le régime alimentaire et le rythme des Parisiens.
S'il aime toujours son métier en cette année de reprise, il avoue tout de même avoir eu des doutes et des peurs par le passé. "On a eu des temps difficiles avec les conflits sociaux, comme la crise des gilets jaunes ou la réforme des retraites, mais surtout le covid qui a failli nous faire prendre la route de la banqueroute", explique-t-il. "Les habitants de ce quartier riche se sont barrés pour se mettre au vert, les touristes n'étaient plus là, les restaurants étaient fermés tout comme les écoles, et nous on n'avait pas d'aide hormis le chômage partiel car on restait ouverts", se souvient-il visiblement blasé d'avoir constaté une chute de 85% de son chiffre d'affaire. Ce qui l'a contraint à vendre la deuxième boulangerie qu'il avait pu acquérir entre temps dans le quartier.
L'âme d'un chasseur Saint-Pierrais
S'il n'envisage pas de retour à Saint-Pierre pour le moment, Joël pense souvent à sa maman, à ses amis d'enfance et à Langlade. "J'ai besoin de retourner dans l'archipel pour me ressourcer" lance-t-il, et ce, même s'il est difficile sur place d'y pratiquer le golf, son nouveau sport de prédilection.
En revanche, son territoire natal reste un terrain idéal pour son autre passion qui l'entraîne pister des sangliers ou des cerfs en Sologne, en Normandie ou dans les Vosges quand il ne vise pas des phacochères au Sénégal. Alors, comment ne pas évoquer la saison du chevreuil ou du lapin à Saint-Pierre et Miquelon ? "J'adore ça", nous dit-il nostalgique de sa dernière chasse sur place il y a deux ans.
Un petit bout du caillou
Pour évoquer ses parties de chasse ou ses souvenirs d'enfance, Joël peut compter à distance sur la visite des Saint-Pierrais et des Miquelonnais de passage sur Paris qui ne manquent pas de s'arrêter dans sa boulangerie. "Chaque semaine ou presque, j'en croise, et ça peut être aussi bien mon ancien professeur de français (Henri Lafite), qu'une Ministre (Annick Girardin) ou qu'un de mes anciens élèves de l'école de voile (Loïc Champdoizeau)", nous dit-il, visiblement fier d'attirer des habitants d'un caillou qu'il aime décidément, comme le bon pain, plus que tout.