A 56 ans, cet homme, posé et mesuré, en a pourtant vu d’autres. À Bellefontaine, où il est né, Thierry Privat est le dernier garçon d’une fratrie de 10 enfants. A l’âge de 4 mois, il devient sourd profond à la suite d’une longue maladie et de fortes fièvres.
Les parents de Thierry Privat veulent lui donner les mêmes chances qu’à ses frères et sœurs. Faute de moyens et faute d’institut spécialisé sur l’île, ils se tournent vers la sécurité sociale. En 1956 déjà, l’institution avait envoyé, par bateau, douze filles martiniquaises dans une école pour enfants sourds à Albi.
En 1969, je suis parti à Toulouse en avion. J’avais 5 ans. C’est la sécurité sociale qui a tout pris en charge. La séparation a été pénible. Je n’ai pas eu de contact avec ma famille pendant les dix premiers mois. Le changement de culture, de climat et de rythme de vie, a été difficile. Après le CM2, j’ai continué ma scolarité à Albi. J’ai appris le métier d'imprimeur. A 19 ans, je suis rentré en Martinique. Mes parents étaient fiers. J’ai finalement enseigné la langue des signes.
Thierry Privat est aujourd’hui père de 4 enfants. Quand il se retourne sur son passé, quand il évoque son parcours, il ne se plaint de rien. En revanche, quand il parle du présent, quand il s’exprime sur la gestion de la crise sanitaire, il est amer et déçu.
C’est très rare que je regarde la télévision, à part quelques journaux de France2 et TF1, où il y a un interprète en langues des signes, car c’est seulement comme ça que je comprends. Du coup, j’ai eu l’information très tard sur le coronavirus. C’est quand le Président de la République a parlé la première fois que j’ai pris la mesure du problème, parce qu’il y avait une personne à l’écran qui traduisait son discours.
Depuis l’allocution du 16 mars d’Emmanuel Macron, Thierry Privat vit confiné, à Saint-Joseph, avec sa femme, sourde également (elle fait du télétravail), et leur fille de 15 ans, élève en 3e. Il sort rarement, à l’exception des courses pour le ménage.
Quand je vais au supermarché, les gens portent un masque, si bien que la communication est coupée entre nous. Je vois moins l’expression des visages. Les entendants sont finalement logés à la même enseigne que les sourds. Disons plutôt que c’est une pseudo égalité.
Ici en Martinique, rien n’est fait pour les sourds. Il faudrait que les annonces du préfet et du directeur de l’ARS soient traduites en langue des signes. Pour le couvre-feu par exemple, on n’était pas au courant. C’est bien après l’annonce que je l’ai su.
Les propos de Thierry Privat sont partagés dans la communauté sourde. C’est le cas de Suzelle Rissé, confinée avec ses deux filles de 10 et 13 ans à Saint-Joseph. Au chômage depuis novembre dernier après un licenciement économique, cette opératrice de saisie vit très mal la situation actuelle.
Le confinement me perturbe énormément. C’est comme si j’étais en prison. Ça me fait d’autant plus peur, que j’ai peu d’informations sur ce qu’il se passe en Martinique. Alors je sollicite un interprète que je connais. Parfois je lui demande de me traduire ou de me confirmer certaines choses. Parfois je lui demande de m’expliquer la signification d’un mot que je ne comprends pas.
À Fort-de-France, Samuel Montlouis-Calixte se débrouille, lui aussi, comme il peut, pour meubler ses journées. A 45 ans, ce cuisinier-pâtissier suivait une formation de remise à niveau, avant le confinement. Mais depuis un mois, tout est arrêté.
Ce n’est pas évident. J’essaie de m’occuper. Je communique avec mes amis sourds. On s’appelle en visioconférence. On échange les informations. Le reste du temps, je regarde des films, je vais sur l’ordinateur, je fais la cuisine.
Si les confinés se posent des questions, ceux qui ne le sont pas s’interrogent aussi, à l’image de Lionel Lafontaine. Il habite au François et travaille chez un grossiste de produits pharmaceutiques au Lamentin. L’entreprise est restée ouverte. Alors, comme ses collègues, il est à son poste.
Ça m’embête un peu. Je suis le seul sourd dans l’entreprise. Il y a des informations qui m’échappent au quotidien. Mais pour les réunions, ça va. Il y a toujours un interprète en langue des signes. À la maison, ma femme m’aide aussi beaucoup. Elle est entendante. Elle me parle des mesures barrière, des masques, des gants. C’est grâce à elle que j’ai su qu’il y avait un couvre-feu en Martinique.
Pour combler le déficit d’informations, Lionel, Samuel, Suzelle et Thierry, savent pouvoir compter sur l’association martiniquaise pour l’éducation et l’insertion des sourds (AMEIS). Dès le début du confinement, elle a mis en place un programme diffusé sur WhatsApp. La directrice, Sandra Ursulet, précise.
Nous enregistrons tous les jours une vidéo. Nous faisons un résumé en langue des signes de tout ce qu’il se passe en Martinique, avec les chiffres de la maladie sur le territoire et des informations spécifiques sur le Covid-19.
Laurence Sainte-Rose est de l’association martiniquaise pour l’éducation et l’insertion des sourds (AMEIS).