32e jour de confinement en Martinique, les sourds s’estiment laissés pour compte

En haut, Thierry Privat et sa femme, Lionel Lafontaine et sa femme. En bas,Thierry Privat (petit garçon en France), Samuel Montlouis-Calixte et Suzelle Rissé.
Les problèmes auditifs touchent 2 à 3% des habitants de l’île. En pleine crise sanitaire, les sourds se plaignent d’être mal informés. Nous avons recueilli leur témoignage grâce à une traduction simultanée de *Laurence Sainte-Rose.
"La république pense un peu à nous mais en Martinique on est complètement oublié." En une phrase, sans colère mais avec tristesse, Thierry Privat a résumé la difficile situation de la communauté sourde, face au coronavirus et ses conséquences. 
A 56 ans, cet homme, posé et mesuré, en a pourtant vu d’autres. À Bellefontaine, où il est né, Thierry Privat est le dernier garçon d’une fratrie de 10 enfants. A l’âge de 4 mois, il devient sourd profond à la suite d’une longue maladie et de fortes fièvres.
Les parents de Thierry Privat ne roulent pas sur l’or. Le père est agriculteur. Il fait pousser oignons, choux, ignames, laitues, persils et dachines sur trois hectares de terre. La mère est vendeuse de fruits et légumes au marché de Fort-de-France. Elle propose également des repas dans les entreprises. 

Les parents de Thierry Privat veulent lui donner les mêmes chances qu’à ses frères et sœurs. Faute de moyens et faute d’institut spécialisé sur l’île, ils se tournent vers la sécurité sociale. En 1956 déjà, l’institution avait envoyé, par bateau, douze filles martiniquaises dans une école pour enfants sourds à Albi. 
En 1969, Thierry Privat est envoyé dans un institut spécialisé pour enfants sourd à Toulouse.
Thierry Privat raconte.

En 1969, je suis parti à Toulouse en avion. J’avais 5 ans. C’est la sécurité sociale qui a tout pris en charge. La séparation a été pénible. Je n’ai pas eu de contact avec ma famille pendant les dix premiers mois. Le changement de culture, de climat et de rythme de vie, a été difficile. Après le CM2, j’ai continué ma scolarité à Albi. J’ai appris le métier d'imprimeur. A 19 ans, je suis rentré en Martinique. Mes parents étaient fiers. J’ai finalement enseigné la langue des signes.


Thierry Privat est aujourd’hui père de 4 enfants. Quand il se retourne sur son passé, quand il évoque son parcours, il ne se plaint de rien. En revanche, quand il parle du présent, quand il s’exprime sur la gestion de la crise sanitaire, il est amer et déçu. 

C’est très rare que je regarde la télévision, à part quelques journaux de France2 et TF1, où il y a un interprète en langues des signes, car c’est seulement comme ça que je comprends. Du coup, j’ai eu l’information très tard sur le coronavirus. C’est quand le Président de la République a parlé la première fois que j’ai pris la mesure du problème, parce qu’il y avait une personne à l’écran qui traduisait son discours.


Depuis l’allocution du 16 mars d’Emmanuel Macron, Thierry Privat vit confiné, à Saint-Joseph, avec sa femme, sourde également (elle fait du télétravail), et leur fille de 15 ans, élève en 3e. Il sort rarement, à l’exception des courses pour le ménage.

Quand je vais au supermarché, les gens portent un masque, si bien que la communication est coupée entre nous. Je vois moins l’expression des visages. Les entendants sont finalement logés à la même enseigne que les sourds. Disons plutôt que c’est une pseudo égalité.

Les enfants de Thierry Privat.
Si ce détail fait sourire Thierry Privat, le reste l’amuse beaucoup moins. Il estime avoir droit, comme n’importe quel citoyen, aux informations essentielles sur le confinement. Au lieu de cela, il doit lui-même courir après le minimum, en échangeant avec des amis sur deux groupes WhatsApp qu’il a créés. Thierry Privat dénonce.

Ici en Martinique, rien n’est fait pour les sourds. Il faudrait que les annonces du préfet et du directeur de l’ARS soient traduites en langue des signes. Pour le couvre-feu par exemple, on n’était pas au courant. C’est bien après l’annonce que je l’ai su.


Les propos de Thierry Privat sont partagés dans la communauté sourde. C’est le cas de Suzelle Rissé, confinée avec ses deux filles de 10 et 13 ans à Saint-Joseph. Au chômage depuis novembre dernier après un licenciement économique, cette opératrice de saisie vit très mal la situation actuelle.

Le confinement me perturbe énormément. C’est comme si j’étais en prison. Ça me fait d’autant plus peur, que j’ai peu d’informations sur ce qu’il se passe en Martinique. Alors je sollicite un interprète que je connais. Parfois je lui demande de me traduire ou de me confirmer certaines choses. Parfois je lui demande de m’expliquer la signification d’un mot que je ne comprends pas.

 
Suzelle Risse et ses deux filles.
Suzelle Rissé a mis du temps à trouver ses marques avec ses filles. Après des débuts "difficiles", elle a réussi à les occuper, en faisant des gâteaux ou en jouant au domino. À cela s’ajoutent quelques films à la télévision qui aident à passer le temps.

À Fort-de-France, Samuel Montlouis-Calixte se débrouille, lui aussi, comme il peut, pour meubler ses journées. A 45 ans, ce cuisinier-pâtissier suivait une formation de remise à niveau, avant le confinement. Mais depuis un mois, tout est arrêté.
Samuel Montlouis-Calixte.
 

Ce n’est pas évident. J’essaie de m’occuper. Je communique avec mes amis sourds. On s’appelle en visioconférence. On échange les informations. Le reste du temps, je regarde des films, je vais sur l’ordinateur, je fais la cuisine.


Si les confinés se posent des questions, ceux qui ne le sont pas s’interrogent aussi, à l’image de Lionel Lafontaine. Il habite au François et travaille chez un grossiste de produits pharmaceutiques au Lamentin. L’entreprise est restée ouverte. Alors, comme ses collègues, il est à son poste. 
Lionel Lafontaine et sa femme.
 

Ça m’embête un peu. Je suis le seul sourd dans l’entreprise. Il y a des informations qui m’échappent au quotidien. Mais pour les réunions, ça va. Il y a toujours un interprète en langue des signes. À la maison, ma femme m’aide aussi beaucoup. Elle est entendante. Elle me parle des mesures barrière, des masques, des gants. C’est grâce à elle que j’ai su qu’il y avait un couvre-feu en Martinique.


Pour combler le déficit d’informations, Lionel, Samuel, Suzelle et Thierry, savent pouvoir compter sur l’association martiniquaise pour l’éducation et l’insertion des sourds (AMEIS). Dès le début du confinement, elle a mis en place un programme diffusé sur WhatsApp. La directrice, Sandra Ursulet, précise.

Nous enregistrons tous les jours une vidéo. Nous faisons un résumé en langue des signes de tout ce qu’il se passe en Martinique, avec les chiffres de la maladie sur le territoire et des informations spécifiques sur le Covid-19.

Sandra Ursulet.
Au trentième deuxième jour de confinement, l’AMEIS met tout en œuvre pour "apaiser" les sourds, en leur expliquant la pandémie et comment s’en protéger. Les trois interprètes de l’association savent qu’une bonne information contribue à rassurer. Ils n’oublient pas non plus de rappeler aux uns et autres, dans leur langue, la langue des signes, la formule d’usage : "Rété a kay zot".
 Laurence Sainte-Rose est de l’association martiniquaise pour l’éducation et l’insertion des sourds (AMEIS).