"Si Donald Trump n'est pas réélu, ce sera la guerre des milices" craint l'universitaire Dr Cheikh Nguirane

Illustration de la course à la présidentielle aux États-Unis.
Dans quelques heures les États-unis connaîtront leur nouveau président. le Républicain Donald Trump, le sortant, est face au démocrate Joe Biden. Depuis des semaines ils se livrent une bataille féroce avec au coeur des débats la sécurité nationale. Analyse de l'universitaire Dr Cheikh Nguirane.
Le docteur Cheikh Nguirane est maître de conférences en civilisations du monde anglophone. Son analyse  en 7 questions.
Dr Cheikh Nguirane, maître de conférences en civilisation du monde anglophone, Université des Antilles. Analyse présidentielle USA 2 novembre 2020.

Quels sont les enjeux de ce scrutin ?
 

Cette élection peut d’ores et déjà être qualifiée d’historique. Le résultat sera conséquent à la fois pour l’avenir de la nation américaine mais aussi pour l’ordre mondial.
On a assisté depuis l’élection de Donald Trump depuis 2016 à une polarisation accrue de la société américaine sur les plans social, politique et religieux mais aussi à un "unilatéralisme" de plus en plus affirmé sur le plan international. Les USA se sont retirés ces derniers temps de l’UNESCO, de l’OMS mais aussi du conseil des droits de l’Homme de l’ONU.

Aujourd’hui élire Joe Biden ou Donald Trump c’est choisir entre une Amérique où le suprémacisme blanc et le populisme accentué par les réseaux sociaux ou une Amérique qui se veut plus démocratique et plus inclusive. C’est aussi choisir entre un style de gouvernance unilatérale, c’est-à-dire où Donald Trump veut tous les pouvoirs et un autre style de gouvernance respectueuse de la séparation des pouvoirs et des instances fédérales. 

Trump se considère comme le candidat de la « loi et de l’ordre », un leitmotiv de campagne en réaction aux manifestations antiracistes et débordements suscités par la mort de de l’afro-américain Jacob Blake la ville de Kenosha (Wisconsin).

Joe Biden, lui s’est prononcé en faveur du mouvement "Black Lives Matter", et a fait des violences policières un de ses sujets de campagne. Cette position du candidat démocrate peut profiter à son adversaire qui refusent de condamner les violences policières répétées à l’encontre des afro-américains.

⇒L’ordre publique au coeur de la campagne présidentielle

La question de l’ordre public préoccupe la plupart des américains. C’est une donnée essentielle car cela veut dire que même chez les démocrates certains sont capables de voter pour Trump pour cette question de la sécurité. Il y a donc deux clans qui s’affrontent. Celui d’une Amérique blanche et qui a peur de perdre ses privilèges et celui d’une Amérique plurielle où la question des inégalités est dénoncée.


Là-dessus, un autre argumentaire vient brouiller les pistes. Celui-ci est religieux. Sur ce point, la communauté noire américaine est divisée. Et c’est ce sur quoi joue Donald Trump. Il exploite cette bipolarisation et c’est en sa faveur. Actuellement il y a une partie de la population noire qui marque son soutien à Trump du point de vue de la religion.

Et dans le même temps Trump promet de mettre en place des mesures qui iront "dans le sens des noirs". Trump peut ainsi profiter des failles du parti démocrate mais aussi profiter des fausses informations diffusées par ses soutiens.

 La question raciale bipolarise-t-elle le débat ?


Effectivement cette question est au centre de la campagne. L’Amérique est une société qui avance avec en filigrane la question tant problématique de la « race ». Rappelons qu'en 2016, Donald Trump avait commencé sa campagne sur ce thème, notamment avec le mouvement « Birther ». Il faisait partie des premiers à dire que Barack Obama n’était pas né sur le sol américain. Donc Donald Trump était très actif sur ces questions et quand il est devenu président ses idées n’ont véritablement pas changé.

Lorsque Joe Biden a décidé de nommer l’afro-américaine Kamala Harris, comme sa Vice-Présidente, on a vu les accusations des partisans de Donald Trump; "Elle n’est pas née américaine authentique", disent-ils ! Elle est indienne d’un côté, jamaïcaine de l’autre et ça aussi ça joue, elle réoriente le débat vers la question controversée de la « race ». Et puis il y en a d’autres qui ne se reconnaissent tout simplement pas dans l’image de cette femme noire. Par ailleurs, sa nomination n’a pas suscité un enthousiasme chez les hommes noirs – car lorsqu’elle était procureure du district de San Francisco, les afro-américains représentaient 40% des arrestations policières (et pourtant 6% de la population urbaine).
Ayant espéré que l’élection d’Obama signifierait que le courant des relations raciales en Amérique pourrait commencer à s’inverser, de nombreux jeunes Noirs ont été forcés de faire face à la réalité – au regard des violences policières – que vivre dans un monde où ils sont traités comme leurs contemporains blancs reste une impossibilité. Avec l’émotion suscitée par la mort George Floyd, la question raciale (avec l’impact de la pandémie) s’est imposée comme un argument de campagne pour conquérir le vote noir, et pèsera sans doute sur les résultats de cette présidentielle.

Quelles sont les différences fondamentales entre les programmes des deux candidats ?


Il y en a beaucoup. D’abord les USA ont été longtemps divisés entre Démocrates et Républicains. Et cela date de la guerre de sécession et on le voit aujourd’hui encore avec le contrôle de certains États tantôt démocrates, tantôt républicains.


Au sujet de cette élection, la différence fondamentale, à mon avis, se trouve au niveau de la question de l’ordre public au plan national. Donald Trump s’autoproclame comme « le candidat qui va sauver l’Amérique contre les dangers qui la guettent ». Le mouvement contestataire « Antifa » (mouvements antifascistes) est devenu l’un des cibles de Trump qui, tout en les associant à l’aile radicale du Parti Démocrate, les dépeint comme une menace majeure pour la sécurité nationale.

Joe Biden, lui voit dans l’argumentaire de Donald Trump, celui des suprémacistes blancs qui veulent miner la démocratie du pays. Lors du premier débat présentiel, Biden l’a d’ailleurs interpellé sur sa position ambiguë envers les milices d’extrême droite et son refus de condamner leurs actions. 

Et puis bien sûr il y a l’économie qui est un sujet brûlant. L’économie américaine est lourdement touchée par le Covid-19. En quelques mois, le taux de chômage est passé d’un niveau jamais enregistré depuis la Grande Dépression des années 1930 (de 6,2 en Février à 20.5 millions en Mai selon le Pew Research Center). Les opposants à Trump s’en servent comme argument de campagne.

Donald Trump est issu d’un milieu d'entrepreneurs donc il a une vision très "homme d’affaires" de l’économie. Sa vision est marquée par le protectionnisme surtout. Il va s’attaquer à la Chine, augmenter les tarifs douaniers, imposer des lois aux États avec lesquels les USA échangent. Il va donc brouiller les pistes de la diplomatie internationale.


De l’autre côté Joe Biden est dans le multilatéralisme. Il veut s’ouvrir au reste du monde, signer des accords, intégrer les organismes internationaux. C’est l’opposé de l’unilatéralisme affiché par Trump.

Sur la politique d’immigration, Trump a davantage durci les conditions d’entrée aux États-Unis couplée à une politique d’expulsion renforcée. Il ferme la porte aux étrangers parce que son slogan c’est, il ne faut pas l’oublier : "Make America Great Again". C’est-à-dire revenir sur les fondamentaux des États-Unis et développer cette estime que l’Amérique a perdue.

Biden fustige depuis le début de la campagne la politique d’immigration de Trump, notamment le sort des enfants migrants détenus à la frontière américano-mexicaine. Biden promet de réviser la politique d’immigration en reprenant une promesse d’Obama qui était de régulariser les 11 millions d’étrangers en situation irrégulière. On peut donc supposer que Biden poursuivra la politique étrangère d’Obama.
 

En quoi les mouvements "Black Lives Matter" et "All Lives Matter" sont-ils symptomatiques de la scission de ce scrutin ?


C’est une question très importante et pour y répondre permettez- moi de faire un petit rappel historique. L'abolition de l’esclavage aux USA ne s’était pas accompagnée d’une exigence de justice sociale. Mais d’une ségrégation de fait. Et à la sortie de la guerre civile, un arsenal juridique avait été mis en place notamment dans les États du Sud, les plus ségrégationnistes. C’est là que se sont développées les pratiques d’intimidations envers les noirs, avec le Ku Klux Klan en tête.

Dans les années 60, Lyndon Johnson promulgue une loi interdisant, entre autres, les discriminations dans l’exercice du droit de vote. 55 ans après l’adoption de ces lois, les administrations républicaines successives ainsi que les gouverneurs républicains, continuent de voter des mesures pour entraver la participation active des noirs et des autres minorités aux élections. L’entrave au droit de vote est de notoriété publique et se fait de plus en plus vive.

De plus, Donald Trump a décomplexé le racisme envers les noirs. Il a légitimé dans une certaine mesure les groupes suprémacistes. Pendant son premier débat contre Joe Biden, Trump a été interpellé au sujet des tensions raciales et, devant l’insistance de Biden, il lance plutôt un appel adressé aux « Proud Boys » en ces termes « Stand back and stand by », en clair tenez-vous prêts ! Les Proud Boys ont bien reçu cet appel qu’ils ont d’ailleurs célébré via les réseaux sociaux.

La vague de protestations qui traverse une grande partie des États-Unis depuis l’émergence du mouvement Black Lives Matter suscite des contre-manifestations violentes de la part de ces groupes. L’Amérique inaugure une nouvelle ère dans la lutte pour la justice raciale face à la montée des extrémismes des suprémacistes blancs.

Quelle est l’ambiance dans l’électorat états-unien ?


Tous les spécialistes de la politique américaine s’accordent à dire qu’une défaite de Trump déclencherait des manifestations violences voire des affrontements entre milices armés. Les affrontements entre partisans radicaux de Trump, y compris les Proud Boys, et les groupes Antifa secouent les États-Unis depuis ces quatre dernières années.
 
La pandémie, les manifestations pro-Black Lives Matter, les contre-protestations des Proud Boys et autres groupes d’extrême droite, la droite contre la gauche traduisent la détérioration du climat social, déjà très tendu.

La polarisation grandit et donc beaucoup redoutent le pire, allant jusqu’à inonder les magasins d'armes à feu. Des barricades ont été récemment érigées le long du périmètre de la Maison Blanche, probablement pour dissuader les grimpeurs. Tout cela indique qu’on s’attend à des troubles potentiels de l’odre public le jour du scrutin.
Et, bien sûr, un scénario que nous avons vu se dérouler encore et encore cet été – dans lequel les forces de l'ordre réagissent à des manifestations pacifiques avec une force excessive – pourrait certainement se reproduire.

Existe-il un risque de contestation de cette élection ?


Tous les spécialistes le disent...Il y a des risques que cette élection soit contestée par le camp Trump qui a affirmé à plusieurs reprises à tort que les démocrates « voleraient » les élections. Ces accusations sans fondement de fraude électorale ont été reprises par de hauts responsables républicains alors que la réélection de Trump semble de plus en plus douteuse.

En raison de la pandémie de coronavirus, des millions d'Américains ont voté par correspondance pour éviter de se rassembler en foule dans les bureaux de vote. Trump a continuellement fustigé ce mode scrutin dans le but de discréditer le processus électoral.

Or, les responsables électoraux et les experts en sondages ont déclaré qu’il y avait très peu d'éléments de preuve à l'appui des allégations du camp Trump. A mon avis, tout cela participe d'une stratégie délibérée visant à créer un climat de doute, et à préparer un motif de recours à la cours suprême qu’il croit contrôler en nommant de toute urgence une juge inféodée au Parti Républicain.

Enfin contrairement à Biden, Trump ne s'est pas engagé à respecter le verdict des urnes. A la question s’il acceptait une passation pacifique des pouvoirs en cas de défaite, lors du premier débat, Trump dit préférer attendra l’issue des élections. Comme en 2016, il joue encore avec l’idée de ne pas reconnaître la légitimité des résultats de l’élection.

Quel impact pourrait avoir cette élection sur la Région Caraïbe ?


La Caraïbe, tout comme l’Afrique où Trump n’a jamais mis les pieds, ne constitue pas une préoccupation majeure de politique étrangère dans les campagnes présidentielles américaines, bien que la crise au Venezuela ait provoqué une certaine inquiétude à Washington ces dernières années.

Faut-il le rappeler, les États-Unis sont le foyer de la plus grande diaspora caribéenne et donc la principale source de transferts de fonds vers la région. Les Caribéens ont peut-être une autre raison de s’intéresser à cette élection : Kamala Harris, nommé au poste vice-président, étant d'origine jamaïcaine et indienne.

L’immigration, les relations raciales, la politique économique et les relations avec Cuba sont autant de questions importantes pour la Caraïbe.

De plus, en tant que région arbitrant une importante population afrodescendante, la détérioration des relations raciales, la montée du néo-racisme aux États-Unis préoccupent sans doute la Caraïbe. Des manifestations généralisées contre les violences policières envers les afro-américains déclenchent souvent des manifestations de solidarités dans la Caraïbe, y compris en Martinique et en Guadeloupe où une rue porte désormais le nom de George Floyd.

La réélection de Donald Trump peut avoir un impact certain sur la Caraïbe. Les mouvements en faveur des déboulonnements sont partis de Martinique c'est vrai, mais tout ce qui se passe aux USA a un écho international. Les mouvements antiracistes ont gagné en notoriété grâce au pouvoir des réseaux sociaux. Un deuxième mandat de Trump, aux relents racistes, peut à coup sur calmer ou embraser ces mouvements.