Depuis plus de trente ans, l'archéologue Christophe Sand contribue à faire connaître l'Histoire calédonienne à travers différentes campagnes de fouilles menées sur tout le territoire. Il s'est récemment penché sur un sujet à plus grande échelle : la dépopulation océanienne. Un phénomène intimement lié aux rencontres et aux échanges occasionnés par l'arrivée des Occidentaux dans le Pacifique, qu'il raconte à travers son dernier ouvrage, "Hécatombe océanienne", paru aux éditions "Au vent des îles".
NC la 1ère : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ? Quelle a été l’idée de départ ?
Christophe Sand : L’objectif au départ était de faire quelque chose sur la question de la dépopulation kanak. Et en avançant dans le travail, il est apparu qu’il y avait des questionnements qui n’avaient pas été soulevés pour le Pacifique.
La dépopulation du Pacifique ne devait initialement représenter qu'un chapitre dans un livre. Je me suis ensuite rendu compte qu'il y avait la nécessité de reposer la question dans l'ensemble de la région avant de traiter plus spécifiquement le cas calédonien.
Cela m'a permis d'observer des constantes dans les questions de dépopulation. Le problème ne se borne pas exclusivement aux maladies. Les maladies transforment les sociétés, elles créent des crises qui engendrent des guerres.
Comment vous expliquez ça ?
En raison de la déstructuration sociale, politique et symbolique liée à l'effondrement démographique. La dépopulation est aussi liée à l’infertilité. Les marins européens ont introduit la syphilis, la gonorrhée, la tuberculose.
Dans les années 1840 en Nouvelle-Zélande, plus de la moitié des couples maoris ne parviennent plus à avoir d'enfants. Tous ces éléments viennent se rajouter aux maladies "de base". On peut également citer d'autres facteurs comme le "blackbirding", qui a dépeuplé une partie des îles sans que cela n'ait un rapport avec les maladies. Le fait de travailler sur tout le Pacifique m'a permis de comprendre ces mécanismes à un niveau global avant de commencer à analyser spécifiquement le pays calédonien.
Selon vous, quelles sont les principales raisons pour lesquelles la dépopulation des peuples du Pacifique a été minimisée ou négligée dans les discours historiques pendant plus d’un demi-siècle ?
C'est en fait le résultat de ce qui s’est passé avant. Au début du XXe siècle en particulier, les peuples mélanésiens en étaient arrivés au point de considérer qu’il y avait une espèce d’impact fatal et que ces peuples allaient totalement disparaître.
Après la deuxième guerre mondiale, il y a eu une école de pensée, de démographes historiques, qui a repris les choses de façon scientifique et qui a mis en avant le fait que tous les premiers chiffres qui avaient été donnés étaient des chiffres qu’on ne pouvait pas véritablement démontrer.
Quels étaient les chiffres qui circulaient à l'époque ?
Suivant les endroits, c’était très variable. Même les démographes des années 60-70 reconnaissaient bien qu’un archipel comme celui des Îles Marquises avait perdu environ 95% de sa population. Mais ces mêmes démographes, pour des archipels comme Tonga ou Samoa, considéraient qu’au XIXe siècle, la population avait augmenté au lieu de diminuer.
L’idée c’était que s'il y avait eu des endroits où cela avait été catastrophique, il y avait d’autres endroits où c’était finalement resté relativement stable, où la baisse avait été peu importante. Ce qui faisait du Pacifique une région totalement différente du continent américain, où il y a des preuves indiscutables qu’entre 90% à 95% des populations autochtones ont disparu après le contact européen.
Et pour la Nouvelle-Calédonie ?
La Nouvelle-Calédonie a toujours été officiellement considérée comme l'un des archipels où la dépopulation a été relativement faible. C’est-à-dire autour de 40 à 50% maximum. L’idée étant que comme les gens étaient peu nombreux au départ, les maladies introduites n’arrivaient pas à passer d’un clan à un autre et d’une chefferie à une autre. De l'avis général, la dépopulation avait été moins sévère qu’en Polynésie où les gens étaient soi-disant plus nombreux.
Sur ce sujet, que révèlent vos recherches sur le terrain ?
Dès que nous avons commencé à faire des inventaires dans les années 80-90, on a vu qu’il y avait un problème, surtout sur la Grande Terre. 40 000 Kanaks à l’arrivée de James Cook, ça fait entre 3 et 5 personnes au kilomètre carré. Cela n’explique pas les énormes tarodières, les billons, les milliers d’anciennes tribus qu’il y avait dans les brousses.
Pendant 30 ans, les gens nous ont entendu dire "il y a un problème et on travaille dessus". Avant de traiter la question calédonienne, je me suis dit que l’important était de voir ce qu’il se passait dans le reste de la région car le travail global n’a pas été fait. Le résultat mené sur une cinquantaine d’études de cas montre qu’à minima la chute globale de la population du Pacifique après les contacts européens et toutes leurs conséquences se situe autour de 87,5%.
Comment les séquelles traumatiques de cette dépopulation sont-elles visibles parmi les populations océaniennes ou ressenties aujourd’hui par elles ?
Ces séquelles ne sont pas explicitées. Parce qu’on a dit à de nombreuses populations océaniennes que le taux de dépopulation avait été relativement faible. Le traumatisme est en fait intérieur, et il n’est pas analysé. Mais on peut voir un lien avec un certain nombre de problèmes comme l'alcool, les tensions sur le foncier ou la violence.
Pour prendre un exemple totalement différent, les gens qui ont subi la Shoah ont transmis à leurs enfants quelque chose dans l’ADN, un traumatisme multigénérationnel qui passe même quand on ne parle pas. Les Océaniens ont quelque chose de cet ordre-là. Le travail qui est fait permet aussi d'expliciter, dire, ouvrir la parole.
C’est un moyen de guérir les traumatismes du passé ?
Bien sûr.
Y-a-t-il des initiatives dans ce sens ?
En Calédonie, pas vraiment. Mais il est évident qu’une partie de la violence, –je vais utiliser le terme de caldoche-, de la violence caldoche est liée à la violence du bagne. Le fait de parler du bagne depuis 25-30 ans a permis dans les différentes familles de dire le non-dit, comme l'évoquait Louis-José Barbançon, puis finalement de dépasser ce traumatisme.
Chacun essaie de contribuer à ce qu’on se projette vers l’avenir en épurant le passé. Questionner l’importance de la dépopulation océanienne et de la dépopulation kanak fait partie pour moi de ce travail pour construire l’avenir.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret d’une société océanienne dont l'organisation sociale, symbolique et politique a radicalement changé à la suite de cette dépopulation ?
Je vais prendre l’exemple de l’île de Bougainville, au nord des Iles Salomon. Cette population a perdu à peu près 95% de sa masse démographique. Là où il y avait au début 100 personnes, il n'en restait que 5 à la fin. Ce n’est pas difficile de comprendre que vous ne fonctionnez pas au niveau social, au niveau des interactions des familles, au niveau des clans qui disparaissent et d’autres qui prennent des espaces fonciers plus importants.
Cette société-là était, avant l’arrivée des européens et jusqu’au milieu du XIXe siècle, une chefferie avec des hiérarchies fortes. Quand les ethnologues sont venus étudier cette société dans les années 1930, ils trouvent en fait une société égalitaire. C’est une société où il n’y a pas de chefs, où il y a des "big man" et où le système a été totalement recomposé pour pouvoir pallier la mort des chefs, des sachants et des gens qui conservaient les généalogies.
Autre exemple qui concerne tout le Pacifique : vous êtes-vous déjà posé la question de savoir comment les missionnaires ont réussi alors qu’ils n’étaient pas nombreux en face de milliers de personnes qui avaient leur religion depuis très longtemps. Comment ont-ils fait pour aller aussi vite pour convertir les gens ?
Justement, comment ont-ils fait ?
Quand les missionnaires arrivent, ils ne savent pas parler la langue, où que ce soit dans le Pacifique. Ils ont des images et ils ont des actes. L’acte c’est de dire : "il faut que vous soyez baptisés pour ne pas aller en enfer quand vous mourrez". Et l’image qu’ils montrent, c’est un homme mort sur une croix alors que les Océaniens depuis une, deux voire trois générations subissent des morts dont ils ne connaissent pas les causes, avec des maladies ou des épidémies totalement ravageuses.
Les Océaniens ont fait le lien et se sont dit : « Là il y a un grand dieu cannibale -comme disaient les gens de Maré à l’époque- qui est extrêmement puissant, tellement qu’il veut nous montrer sa puissance et qu'il nous fait mourir. Et puis là, il y a ces hommes en noir qui nous disent que si on fait alliance avec lui et qu’on mange une partie de son corps on va être sauvé, on va donc faire coutume avec lui ».
En rassemblant vos preuves, comment avez-vous pesé la valeur des traditions orales par rapport aux archives écrites occidentales ?
Les traditions orales ont ceci de particulier qu’au fur et à mesure du temps elles sont remplacées par d’autres. Ce sont vraiment les éléments importants qui restent dans la mémoire collective.
La tradition ne parle pas d'épidémie mais elle parle d'évènements que l'on peut relire aujourd'hui avec nos connaissances en disant qu'il s'est passé là quelque chose qui doit être lié. Ce qui reste le plus ancré dans la mémoire collective kanak, c'est la fin de l'histoire de la dépopulation.
Souvenez-vous au moment du Covid, les tribus se sont fermées et les autorités coutumières ont souvent parlé de la lèpre dans les médias. Pourquoi ? Parce que c'est la dernière maladie qui apparaît à la fin du XIXe siècle et qui dure une partie du XXe. Elle oblige les gens à s'isoler de la tribu. C'est le traumatisme du début du XXe siècle. Mais ce traumatisme couvre en fait d'autres épidémies : la grippe, les oreillons, la rougeole, la tuberculose qui n'avaient à l'époque pas de nom.
Nous sommes aujourd'hui dans une situation où une partie de la mémoire vis-à-vis des épidémies est partie. On peut se rabattre sur les données écrites de la période coloniale, lors de laquelle des missionnaires ont effectué différents rapports.
Est-ce que les traditions orales ont parfois contredit ou éclairé de façon différentes les récits écrits ?
Pas véritablement. On a quelque chose qui est dans la concordance. Une des importances des récits de tradition orale, c’est qu’ils permettent d’aller avant les écrits européens. Ils permettent de toucher la première moitié du XVIIIe siècle, très pauvre en terme d'écrits car les missionnaires, les enseignants et les pasteurs n'étaient pas encore là. Ce sont ces éléments-là de la tradition qui permettent de pousser encore plus loin l’analyse.
Entretien réalisé par Steeven Gnipate.