Beaucoup auraient voulu que la situation insurrectionnelle de la Nouvelle-Calédonie ne soit qu’une fiction. Et pourtant, c’est la réalité. Du jour au lendemain, des dizaines de tournages ont été annulées ou reportées, mettant dans une situation financière délicate un grand nombre de travailleurs indépendants.
Annulations de tournages en cascade
Le lundi 13 mai, Benjamin Lucas, chef opérateur et réalisateur, se trouvait à Bourail. En tournage pour une société de production locale, il appréciait la fraîcheur du lagon pour des prises de vues sous-marines, lorsque tout a basculé. Il devait y rester plusieurs jours, pour enchaîner avec un autre tournage avant de poursuivre plus haut, à la tribu d’Oundjo, à Voh.
80 % des tournages sur lesquels j’étais prévu cette année sont annulés ou en attente. J’ai fait la demande d’aide à la province Sud mais je n’étais pas éligible. J’ai fait une demande d’aide pour le Fonds de solidarité de l’Etat et j’attends toujours une réponse.
Benjamin Lucas, chef opérateur
Comme d’autres, Benjamin Lucas est patenté depuis huit ans. Et jamais encore, il n’avait connu une telle situation, lui qui, d’ordinaire, tourne en moyenne entre dix et quinze jours par mois ; avec une facturation à la journée ou à la demi-journée.
Une situation que connaît également Robin Gorget. Le trentenaire, ingénieur du son à son compte, vivait à 90 % des revenus de sa patente. Fictions, magazines, documentaires, il s’attendait à une bonne situation en 2024, avec une visibilité jusqu’en octobre-novembre. “J’étais engagé sur un tournage en mai, avec dix jours de prévu en Brousse, mais ça ne se fera plus. Le réalisateur quitte finalement le territoire” confie-t-il.
Dans la filière audiovisuelle et cinématographique locale, 58 % des professionnels sont des patentés et le 13 mai, beaucoup ont vu leur situation s’effondrer. “En deux coups de téléphones, j’ai perdu neuf mois de travail”, raconte Elise Dutheil, maquilleuse professionnelle et assistante réalisatrice.
Avec autant de reports et d’annulations de tournage, certains diffuseurs ont dû revoir la grille de leurs programmes. Ils commandent et valident des projets aux sociétés de production, souvent un an à l’avance. Alors le mot-clé ces derniers temps : adaptation. “On leur prend des documentaires qui n’ont pas encore été diffusés sur notre antenne, par exemple. Ça nous fait une sécurité de diffusion et c’est une filière qu’on a besoin de soutenir”, explique Valérie Jauneau Hmana, directrice éditoriale de NC la 1ère. “On a la chance ici d’avoir un bon niveau de production, avec des gens qualifiés, qui savent écrire et qui ont des idées”, ajoute-t-elle.
Les sociétés de production dans le noir
Maquilleuses, monteuses, cadreurs ou éclairagistes, tous ces prestataires qualifiés collaborent avec des sociétés de production et ce sont elles qui font vivre l’emploi local. Alors aujourd’hui, comment garantir du travail et surtout un revenu à des dizaines de personnes ?
“On ne peut plus filmer. On ne peut pas se rendre sur certains lieux de tournage en raison de la sécurité des routes. En dehors de ça, il ne se passe plus rien donc tout tombe à l’eau. On essaie de proposer de nouvelles choses mais les perspectives sont complexes”, explique Catherine Marconnet, productrice à Archipel Production et présidente de la Fédération indépendante des producteurs audiovisuels de Nouvelle-Calédonie.
Selon elle, au moins deux sociétés de production ont perdu leurs locaux, partis en fumée pendant les premières semaines des évènements. D’autres sont installées au Mont-Dore, sans possibilité de se déplacer... quand d’autres ont déjà mis la clé sous la porte. Elisabeth Auplat, productrice et réalisatrice à Bluegreen production, ne s’est pas versée de salaires depuis deux mois. “J’ai dû me passer d’une collaboratrice, j’ai essayé de faire travailler des patentés locaux en co-production avec une société en métropole et c’est elle qui a pu payer les prestataires”, explique-t-elle.
On va mettre beaucoup de monde à la rue alors que ce sont des gens qualifiés, et qui n’ont rien d’autres comme ressources. Ce sont la plupart du temps des patentés ou des gérants de société et nous n’avons pas le droit au chômage.
Elisabeth Auplat, productrice et réalisatrice
Elle-même a perçu environ 180 000 francs d’aide pour le mois de mai. Elle s’interroge sur la pertinence de cette somme quand on sait qu’un documentaire peut coûter entre huit et quinze millions de francs. Difficile d’engager des tournages et donc des prestataires si derrière, il n’y a aucune assurance de pouvoir payer les factures. Bref, c’est un cercle vicieux.
Pas de films sans financement
Il faut comprendre que pour produire des films, des magazines ou autres, ces sociétés trouvent leur financement auprès des diffuseurs (les chaînes de télévision) à hauteur de 25 % pour un documentaire, 50 % pour un magazine. Mais la plus grande partie provient du FAC NC, le Fonds audiovisuel et cinématographique de Nouvelle-Calédonie. Cette commission est gérée par le gouvernement local. Entre 2017 et 2020, les 557 millions de francs d’aides accordées sur quatre ans ont généré 1,7 milliard de retombées locales.
“On vit sur deux commissions dans l’année. Une en avril, qui nous permet de tenir un certain nombre de mois, puis une deuxième en octobre et il y a ainsi un roulement qui se fait. À ce jour, les aides votées en avril ne nous ont pas été versées alors que les sociétés ont avancé l’argent. Aujourd’hui, on est toutes à l’arrêt et presque plus de trésorerie” explique Elisabeth Auplat.
Interrogé, Yoann Lecourieux, membre du gouvernement en charge notamment de l’audiovisuel, indique que la priorité est pour l’heure d’entériner ce qui a été fait dans la première commission. Mais “l’arrêté n’a pas encore été pris par le gouvernement.” “Quand on aura les finances, on passera l’arrêté, probablement dans les semaines à venir”, ajoute-il.
La question que beaucoup se posent aujourd’hui : y aura-t-il une deuxième commission du fonds de soutien ? La plupart des acteurs de la filière est dans l’attente. Réponse du gouvernement ? “S’il y en a une seconde, ce sera d’abord pour nous expliquer où ils en sont dans leurs projets, les retards qu’ils ont eus, ou pas. On fera un point complet avant de redemander des aides. Nous ne sommes pas dans un état normal, tout ne se fait pas comme d’habitude”, a conclu Yoann Lecourieux.
Un secteur d’activité porteur
D’après la dernière étude de marché sur la filière, en 2022, cette dernière compte environ 165 professionnels actifs. Une filière prometteuse : elle représente en moyenne 1,3 milliard de francs de retombées économiques locales.
Affilié à la province Sud, le BAT, le Bureau d'accueil de tournages, suit et accompagne les réalisations en Calédonie. Tout est en stand-by alors, “on reste à l’affût et on accompagne au mieux les productrices et producteurs”, confie Bénédicte Vernier, responsable du BAT. Autre ombre au tableau : la situation risque de freiner des productions métropolitaines ou étrangères, qui mettent en avant le Caillou à des milliers de kilomètres. “On avait des touches en début d’année. C’était en préparation, on va dire, mais pour le moment, on n’a plus de nouvelles”, ajoute Bénédicte Vernier. Pour autant, “je n’ai pas le sentiment que les producteurs locaux sont découragés dans la réalisation de leurs projets”, conclut-elle.
Alors, comment tenir dans ces conditions ? Certaines sociétés de production peuvent réaliser des co-productions avec des entreprises métropolitaines. Une collaboration qui leur permet ainsi d’avoir accès aux aides du CNC, le centre national du cinéma et de l’image animée, qui soutient financièrement l’industrie des programmes audiovisuels. Mais dans la réalité, ce n’est pas aussi facile. Le Fonds audiovisuel et cinématographique de Nouvelle-Calédonie reste un dispositif essentiel à la création et production locale. Entre 2017 et 2021, 296 dossiers ont été présentés, 208 ont été retenus.
“Si on n’a pas de deuxième commission, on est enterrés. On fait du bien à notre société, tout le monde est heureux de voir des films, on produit des choses inspirantes, confie Elisabeth Auplat. Il faut continuer à tout prix cette filière.”