Et si pour obtenir un travail, les jeunes avec ou sans diplômes ne passaient plus par la case armée, concours administratifs, ou bien CAE mais tentaient leur chance en France ?
Pourquoi la Métropole ? Parce que depuis quelques années et notamment la fin de la crise sanitaire, de nombreux métiers ont du mal à recruter, en particulier ceux appelés traditionnels.
"L’enquête fait état de 3,039 millions de projets de recrutement pour 2023, soit à peine 7 000 de moins qu’en 2022, année record caractérisée par le rattrapage post-covid", relatait début avril le site du HuffPost à propos l’enquête annuelle de Pôle Emploi, le Sefi national.
Plus de 3 millions de postes ne trouvent donc pas preneurs aujourd’hui en France, alors qu'environ 3,5 millions de chômeurs y sont recensés !
Se lancer
Il y a 1 an et demi de cela, Heiura, une jeune Polynésienne de 28 ans, a quitté le territoire à la suite de sa séparation d’avec le père de sa fille. Grâce à ses économies, elle a acheté deux billets d’avion, pour sa petite et elle, direction l’Hexagone.
Pour seuls bagages, des valises, mais aucun diplôme, hormis un niveau bac scientifique et quelques expériences professionnelles localement comme vendeuse dans la bijouterie de l'ex-belle famille ou encore gérante de sa petite entreprise d’import.
Arrivées en France, après un court séjour à Paris, ville qui ne leur a pas vraiment plu, mère et fille se dirigent ensuite vers Bordeaux, accueillies par la meilleure amie, elle aussi Tahitienne, de Heiura.
En co-location, son épargne lui permet de subvenir à ses besoins, payer le loyer et la nourriture. Des dépenses nettement moins élevées qu'en Polynésie vu le coût de la vie plus bas.
Au début, "je n’ai pas cherché de travail", dit-elle, "le temps de remonter la pente et de me remettre de cette séparation".
Au bout d’un moment, Heiura a envoyé des CV à gauche et à droite. C'est alors qu'un magasin de bricolage, tout juste ouvert en plein centre-ville de Bordeaux après la crise sanitaire, la contacte pour un entretien. S’ensuit une période d’essai comme hôtesse de caisse qui s’avère concluant.
Salaire doublé par les aides
Cela fait maintenant 8 mois que cette Polynésienne a signé un CDI dans cette enseigne, et travaille aussi bien en caisse que comme conseillère en vente. "Je touche à tout ici, je suis tantôt dans les rayons à conseiller les clients que dans l’atelier de découpe du bois ou dans celui de reproduction des clés", déclare-t-elle tout sourire.
Question salaire, "c’est payé au SMIG", précise-t-elle. Soit environ 1 350 euros nets (161 000 cfp). Pas énorme quand il faut aussi nourrir sa fille et s'acquitter du loyer. Mais grâce aux allocations familiales beaucoup plus généreuses qu’en Polynésie, 500 euros (60 000 cfp) s'ajoutent. Et ce n’est pas fini. Car Heiura est aussi bénéficiaire de la prime d’activité de 400 euros (47 700 cfp), une aide financière qui vise à encourager l’activité en complétant les revenus des travailleurs aux ressources modestes.
Et ce n’est pas tout. Grâce à son CDI, elle a pu trouver un logement en centre-ville, à seulement un quart d’heure à pied de son travail. Plus besoin de prendre et de payer le tram pour s'y rendre. Loyer de son studio tout équipé : 500 euros, largement compensés par les APL, les aides au logement, de 350 euros. Son logement lui revient en fait à 150 euros (18 000 cfp) par mois !
Au final, avec les diverses aides, Heiura double presque son salaire : environ 2 500 euros, soit 300 000 cfp.
Avec le recul, la jeune femme ne regrette vraiment pas d’avoir quitté le fenua précipitamment et tenté sa chance en France. "Je suis partie sur un coup de tête", avoue-t-elle.
Certes il lui a fallu beaucoup de courage et de motivation pour se lancer dans cette aventure. Ainsi qu'une volonté sans faille dont l'origine semble liée à ses séjours hors du territoire effectués plus jeune quand sa mamie, ancienne hôtesse de l’air, "l’emmenait régulièrement en voyage à l’étranger".
Les voyages ont donc formé sa jeunesse et forgé son caractère.
Aujourd’hui, stabilisée, elle envisage l’avenir plus sereinement. Certainement en reprenant des études. Car en Métropole, après 3 ans d’activité dans une entreprise, les salariés peuvent bénéficier d’une formation ou d’une reconversion entièrement prises en charge par un fonds paritaire. Heiura souhaite à terme se lancer dans des études de gestion-comptabilité. Un choix pas si anodin.
Des diplômes qui payent
En effet, "51 000 offres d'emploi ont été déposées à Pôle emploi au troisième trimestre 2022 pour les métiers de la comptabilité en Nouvelle-Aquitaine [Bordeaux en est la capitale]. Selon les chiffres de Pôle emploi, c'est environ deux fois plus que le deuxième métier le plus recherché, les services domestiques (27 350 offres), ou l'assistance auprès d'adultes (25 090)", expose le site Ici, de France Bleu et France 3, "un constat qui n'étonne pas Régis Lamouroux, responsable des formations comptabilité au lycée Gustave-Eiffel de Bordeaux, un des piliers de la formation en Aquitaine. On a de la place, mais pas assez de candidats… Et à la sortie des études, le rapport n'est pas loin de 10 offres d'emploi pour un étudiant", témoigne-t-il. Un déséquilibre qui met les comptables "totalement en position de force" face aux recruteurs. Et leur permet de négocier plus facilement les salaires.
Bien sûr, tou(te)s les jeunes Polynésien(ne)s en recherche d’emploi et aussi motivé(e)s que Heiura n’ont pas nécessairement un(e) ami(e) déjà installé(e) en France qui pourrait les accueillir et les héberger, le temps de trouver un emploi puis un logement, ou encore des économies pour payer un billet d’avion et pouvoir vivre avant de décrocher un job.
Pas que des CAE, des bourses aussi
En cette période électorale, où tous les partis politiques pondent moultes idées en matière de travail des jeunes, aucune solution miracle ne sort de leur chapeau hormis celle de continuer à financer à coup de milliards des CAE qui ne débouchent sur aucun emploi pérenne.
Et si demain le territoire décidait de réaffecter une partie des 4 milliards cfp destinés aux CAE, à des bourses offertes aux plus motivé(e)s pour leur permettre de tenter leur chance en France ? Un peu à l'image de ces bourses versées par le Pays aux lauréat(e)s du concours de la résidence d'artistes. Pendant quelques mois, ces derniers séjournent à Paris afin d'y parfaire leur art et de tisser leur réseau de connaissances fort utile dans ce milieu. Voyages, salaires et logement, tout est pris en charge.
Certes Heiura n'a pas bénéficié d'un tel dispositif, puisqu'il n'existe pas encore pour le commun des mortels. Mais son séjour métropolitain sera l’occasion d’acquérir une expérience professionnelle voire d’obtenir des diplômes, avant un jour de revenir au pays.
Mais sa "chance" est d'y être allé à une période où les entreprises recrutent, pour des emplois pas nécessairement les plus prestigieux ou les mieux rémunérés, mais qui sont boudés par des Français davantage attirés par le télétravail ou des postes moins pénibles.
Il fut un temps où ces emplois vacants étaient loin d'être légion. Bruno, Bordelais de 57 ans et expert en immobilier, se souvient qu’après ses études de droit et l'obtention de deux masters, il "ne trouvait rien". Franck, d’Angoulême et contrôleur des impôts de 56 ans, lui aussi avec un niveau master, n’avait d’autre choix que "passer des concours administratifs", faute de trouver un emploi dans le privé. Ce que font encore, par réflexe ou dépit, de nombreux jeunes en Polynésie.
Génération 3.0
Dans les années 90 en France, la crise sévissait déjà et la plupart des postes dits traditionnels étaient en ce temps-là tout simplement pourvus. A présent ils sont souvent libres, car leurs anciens titulaires les ont quittés pour d'autres emplois plus attractifs ou parce qu’ils sont partis à la retraite. Ce qui sera le cas dans quelques années pour Bruno ou Franck qui, sur la fin de leur vie professionnelle, ont pu goûter au télétravail au moment de la crise sanitaire.
Comme eux, toute une génération née avec internet ne jure plus que par les métiers liés au numérique alors que d’autres, plus manuels et classiques, attendent encore d’être comblés.
Dans les rues des grandes villes de Métropole, voir des affiches sur les vitrines des magasins ou de restaurants cherchant à recruter est devenu courant ces derniers temps. Impensable il y a 30 ans ! Aujourd'hui, les employeurs n’exigent même plus un « bac plus » pour sélectionner les candidats, tellement ils sont peu nombreux !
L’an dernier, la RATP, la société qui gère les transports en commun à Paris, diffusait largement dans ses bus des messages afin de trouver des conducteurs. Cette année, la demande est plus forte. "Nous allons recruter près de 4 900 postes en CDI dont 2 700 conducteurs de bus ; 700 agents de gares et stations ; 400 conducteurs de métro. Nous recrutons également dans les métiers de la maintenance (400 postes)... Ainsi que sur les métiers de la sûreté (120 postes). Parmi ces besoins, près de 600 postes d’ingénieurs et cadres sont à pourvoir, principalement des ingénieurs et chefs de projet des métiers du digital et de la cybersécurité, de la maintenance, des infrastructures et systèmes industriels, mais aussi des postes de managers d’exploitation", écrit la RATP sur son site.
Sans regret
Autre exemple, la compagnie Air France. Depuis ce mois d’avril elle recrute des PNC, "100 alternants titulaires du CCA" et "150 alternants sans CCA". Conditions : être âgé d’au moins 18 ans et justifier du baccalauréat. Un diplôme plus vraiment difficile à obtenir depuis la crise covid.
Des exemples, il y en existe encore d’autres. Le problème pour les jeunes Polynésiens, est qu'ils doivent se rendre en Métropole afin de décrocher ces postes, donc loin d’ici.
Il y a un an et demi, Heiura était déjà confrontée à ce dilemme. Soit elle restait au fenua et continuait sa triste vie de couple, soit elle partait à l’aventure.
La suite, on la connaît. Elle a osé franchir le pas et les océans, et ne regrette rien.