Dans la famille Castaing, on a cultivé le souvenir des époques passées grâce à la plume du père Norbert.
Disparu aujourd'hui, il fut chef de la réglementation à la préfecture pendant de nombreuses années et relatait sur papier quelques-unes de ses aventures "à l'attention de sa descendance".
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C'est le cas de cette histoire abracadabrantesque que l'on retrouve dans son livret consacré à l'Anse à Ross où sa famille possédait une cabane qui existe encore aujourd'hui.
Utilisée pour partir à la chasse ou à la pêche, la cabane de la famille Castaing avait été agrandie au début des années 1960 d'un "appentis de deux mètres de large côté sud pour permettre plus de commodités". Mais comme il l'écrit dans ses mémoires, le père Norbert n'avait pas prévu d'y loger un Québecois très recherché.
J'étais loin de me douter que cette rallonge hébergerait un des plus durs meneurs du mouvement séparatiste des Canadiens français du Québec.
Norbert Castaing
Pour bien comprendre comment l'Anse à Ross s'est temporairement transformée en Alcatraz plaçant de fait l'île de Miquelon-Langlade au coeur d'un conflit géopolitique qui la dépasse, il s'agit d'abord de retranscrire le climat qui régnait au Québec et dans le monde entier à cette époque.
Un contexte mondial explosif
Depuis la fin des années 50, la planète entière vit une période de décolonisation impulsée notamment par les pays non-alignés du "tiers-monde" qui bousculent les blocs américains et soviétiques en pleine guerre froide mais aussi les anciennes puissances coloniales.
Au cours de la seule année 1960, pas moins de 17 pays africains deviennent indépendants tandis que des régionalismes s'expriment plus radicalement à l'image de l'ETA (Euskadi ta Askatasuna) au Pays basque qui se définit en 1962 comme une "organisation clandestine révolutionnaire".
Cette même année, la guerre d'Algérie s'achève tandis que de l'autre côté de l'Atlantique débute l'embargo des États-Unis sur Cuba où Fidel Castro a repris le pouvoir par les armes.
C'était des jeunes qui pensaient pouvoir faire accélérer l'Histoire
Louis Fournier - journaliste et auteur du livre "FLQ - Histoire d'un mouvement clandestin"
L'époque du FLQ et des premiers attentats
C'est dans ce contexte planétaire tendu, doublé d'une crise sociale provoqué notamment par la hausse du chômage au Québec, que des jeunes militants du Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) vont prendre la main.
S'ils dénoncent, comme au sein de leur parti, le déséquilibre économique entre anglophones et francophones, ils souhaitent suivre l'exemple des autres mouvements de résistance armée du globe pour arriver à leurs fins.
Né clandestinement au début de l'année 1963, le Front de Libération du Québec (FLQ) frappe pour la première fois dans la nuit du 7 au 8 mars en attaquant trois casernes militaires avec des bombes incendiaires.
"Ils ont décidé de placer des bombes sur des institutions fédérales et ça a créé un électrochoc", nous explique l'historien Louis Fournier, auteur d'un livre référence sur la mouvance indépendantiste québécoise (FLQ - Histoire d'un mouvement clandestin).
En moins d'une dizaine d'années, le FLQ aurait perpétré plus de 300 attentats à la bombe mais "sans volonté de tuer" précise Louis Fournier.
Pourtant, des victimes sont à déplorer comme ce fut le cas pour la première fois dans la nuit du 20 au 21 avril 1963 à Montréal.
Une bombe déposée derrière le Centre de recrutement de l’armée canadienne, rue Sherbrooke près de l’Université McGill, tue sur le coup le préposé au chauffage du bâtiment, Wilfred Vincent O’Neil, alors âgé de 65 ans.
Si les actions se poursuivent, le FLQ est infiltré par une taupe qui va faire tomber son état-major.
Deux mois plus tard, les arrestations se multiplient parmi lesquels celle du jeune étudiant de 18 ans Richard Bizier qui était aussi garçon d’ascenseur à l’hôtel Reine Elizabeth.
Libéré sous caution avant son procès en juin 1963, il quitte clandestinement le pays pour une destination inconnue.
Pourquoi Richard Bizier a-t-il choisi de fuir à Saint-Pierre et Miquelon ?
Déjà, ce que ne nous raconte pas le texte de Norbert Castaing, c'est que Richard Bizier ne fut pas le seul à s'exiler dans l'archipel.
Comme lui, trois autres jeunes québécois arrivèrent sur le territoire en juillet 1963 avec la volonté de demander l'asile politique à la France. Une demande qui leur sera refusée.
Beaucoup de ces jeunes gens avaient comme modèle la résistance française et une fascination pour le pays du Général de Gaulle
Louis Fournier - journaliste et historien québécois
Si les trois compagnons de Bizier (Bachand, Tétreault et Schneider) sont ensuite appréhendés à Boston par des agents du FBI alors qu'ils comptaient gagner le Mexique puis Cuba, leur camarade eut un destin différent à Saint-Pierre et Miquelon.
Un fugitif caché dans la cave de l'hôpital
Localement, l'histoire ne peut que retenir le témoignage de Norbert Castaing qui écrit dans ses mémoires avoir été convoqué un après-midi dans le bureau du gouverneur des îles de l'époque, Jacques Herry, en compagnie du procureur de la République.
"Richard Bizier venait d'arriver clandestinement à Saint-Pierre pour échapper à la police canadienne qui le recherchait. Une meute de journalistes ainsi que des policiers en civil étaient prévus arriver le lendemain à Saint-Pierre pour le récupérer. Il était caché dans la cave de l'hôpital, et ils voulaient lui trouver une cachette sûre, pour quelque temps, où personne n'irait le chercher."
Sur proposition de Norbert Castaing, les trois hommes, qui étaient les seuls au courant de cette opération secrète, décidèrent alors de cacher Bizier à l'Anse à Ross qui était très peu fréquentée à l'époque et où une partie de la famille Castaing passait justement ses vacances.
Une traversée de la baie en doris pour "la peur de sa vie"
Le soir même, à la nuit tombée, Norbert Castaing et le procureur de la République s'en allèrent donc sortir en secret le jeune homme de sa tanière pour le conduire là où se trouvait le doris Cap à Ross.
Après l'avoir caché avec la voile, en cas de visiteurs inopinés au moment du départ, nous partîmes pour Langlade.
Norbert Castaing
Avec l'aide d'un petit moteur de quatre chevaux, il fallait alors compter 1h20 de route pour rallier leur destination dans la nuit noire : "il soufflait une bonne brise de Noroît. Passé le Colombier, on entrait dans la danse, un tangage ininterrompu nous arrosait en permanence d'embruns biens salés. Notre passager clandestin commença à s'effrayer et nous eûmes beaucoup de mal à le rassurer. Il nous avoua plus tard n'avoir jamais eu aussi peur de sa vie."
Une arrivée "discrète" au bout du monde
Arrivé à l'Anse à Ross vers 23h, l'équipage avait de nouveau caché son passager dans la voile, "au cas où au moment de l'accostage nous aurions une mauvaise surprise", explique Norbert Castaing.
Une précaution fort utile car, alerté par le bruit du moteur un jeune marié, qui était venu avec sa femme passer sa lune de miel à Langlade, descendit du rivage pour aller à leur rencontre.
Il s'agissait de Georges et d'Eveline Siegfriedt (née Girardin) comme nous le révèle soixante ans plus tard Donald Castaing, le fils de Norbert. Alors âgé de 16 ans, ce dernier se souvient encore aujourd'hui de la surprise que fut pour lui et les siens cette arrivée nocturne dans leur cabane de vacances.
Quant au jeune marié, "il retourna à ses amours, sans avoir remarqué quoi que ce soit".
Inutile de m'étendre sur la surprise de ma famille. Mes deux garçons, Gilbert et Donald n'avaient plus qu'à monter la garde.
Norbert Castaing
Cette petite cabane rouge et blanche qui allait devenir "la cellule" de Bizier, était déjà occupée par la femme, les deux enfants et une cousine de Norbert qui lui n'allait pas tarder à reprendre la mer de nuit pour rallier Saint-Pierre en compagnie du procureur, histoire de ne pas éveiller de soupçons sur leur escapade.
"Quelques heures plus tard, nous étions au bureau, au travail, comme si rien ne s'était passé", écrit-il dans ses mémoires.
Une semaine passée à l'abri des regards
Pendant sa semaine de pseudo-incarcération, Richard Bizier se comporta en parfait prisonnier selon Donald Castaing qui a conservé quelques vagues et bons souvenirs de sa vie de jeune "geôlier".
"On a dû jouer aux cartes quelquefois et il était sympathique mais aussi très inquiet. Il ne sortait vraiment que la nuit, car la journée, c'était trop risqué, sauf pour fumer discrètement".
Donald Castaing
Lors de son séjour, Bizier dut donc se cacher, y compris lorsque les jeunes amoureux du voisinage venaient blaguer ou boire "le coup de thé" à quelques mètres de lui, à l'intérieur même des murs de la cabane.
Puis finalement, comme il est arrivé, Bizier est reparti sur le Cap à Ross. Cette fois-ci, Norbert Castaing était venu accompagné du douanier Norbert Siegfriedt. Un accord d'extradition avait été trouvé. Le militant allait être jugé dans l'affaire O'Neil au Canada et condamné à une peine de six mois de prison pour sa participation à l'attentat.
Mais l'histoire de Richard Bizier à Saint-Pierre et Miquelon ne s'arrête pas là. Cinq ans plus tard, en 1968, il sera de retour dans l'archipel après avoir été de nouveau menacé par la justice canadienne suite à une émeute survenue lors d'une manifestation de la Saint-Jean qu'il organisait.
Cette fois-ci, il pourra rejoindre l'hexagone où il obtiendra le statut de réfugié et où il s'installa pendant quatre années d'exil avant de revenir au pays.
Le mystère Bizier
Mais alors pourquoi l'archipel a-t-il caché ce fugitif à qui l'asile politique avait été officiellement refusée en 1963 ? L'Élysée, occupé alors par le Général De Gaulle, était-il informé dès le départ, voire impliqué dans cette cavale organisée ? De Gaulle, qui prit position plus tard officiellement pour le "Québec libre" en 1967, a-t-il été tenu à l'écart de cette opération ?
Était-ce la seule décision du gouverneur Herry ? Bizier avait-il pu lui révéler des informations compromettantes sur le gouvernement fédéral canadien, ou même en inventer pour le convaincre ? En bref, si tel fut le cas, quelles genres de tractations Paris et Ottawa ont-ils pu opérer en coulisses ?
Pour le journaliste Louis Fournier, "c'est un mystère". Il avait rencontré Richard Bizier à plusieurs reprises avant sa mort en 2014 et jamais ce dernier ne lui avait parlé de son séjour dans la cave de l'hôpital de Saint-Pierre ou dans la cabane de l'Anse à Ross.
Il se souvient néanmoins d'un "personnage très théâtral qui aimait beaucoup les mises en scène et surtout que l'on parle de lui". Dans tous les cas, encore une fois, ici, ce fut réussi.
Après la dissolution du FLQ, Richard Bizier aura vécu plusieurs vies avant de devenir un critique gastronomique reconnu au Québec. Un homme qui adorait la cuisine et qui conservera sans doute pour toujours secrète la recette de son escapade à l'Anse à Ross.