Guillaume Guillon Lethière (1760-1832), né esclave à la Guadeloupe et grand peintre reconnu de son temps, sort de l'oubli

Le serment des ancêtres (détail) 1822, huile sur toile. Musée du Panthéon National Haïtien, Port-au-Prince.
Malgré une carrière extraordinaire à partir de 1795 et son œuvre considérable, Lethière, né esclave à Sainte-Anne en 1760, est aujourd'hui peu connu et n'a jamais fait l'objet d'une exposition majeure. Le Clark Art Institute de Williamstown, dans le Massachusetts et le Musée du Louvre ont collaboré pour réaliser une grande exposition des œuvres du peintre guadeloupéen. Installée aux Etats-Unis jusqu'au 14 octobre, l'exposition sera visible à Paris du 13 novembre 2024 au 17 février 2025.

Né le 10 janvier 1760 à Sainte-Anne, en Guadeloupe, Guillaume Lethière est le troisième enfant de Pierre Guillon, propriétaire de plantations blanches et procureur du roi, et de Marie-Françoise Pepeye, une esclave métisse. Les traces d'archives concernant sa mère sont rares. Elle apparaît souvent comme "une femme métisse émancipée". Mais ses enfants naissent esclaves, selon les lois de l'époque. Son prénom Guillaume vient de son Saint Patron et son patronyme du fait qu'il est le troisième (le Thière) enfant naturel de son père. Il prendra le nom de Guillon en 1799 lorsqu'il sera reconnu officiellement comme héritier mais conservera aussi le nom de Lethière. 

Le père de Lethière était propriétaire d'une plantation sucrière à Sainte-Anne, qui resta en exploitation jusqu'en 1940, en tant que distillerie. C'est probablement sur cette plantation que Lethière a été élevé.

Portrait du peintre Guillon-Lethière, vers 1813 par Jean Aguste Dominique Ingres

Apprentissage et premières distinctions

En septembre 1774, à l'âge de quatorze ans, Lethière se rend en France avec son père via Bordeaux. À son arrivée, Lethière s'inscrit à l'École de dessin de Rouen, une école publique destinée à la formation des artistes, artisans, ouvriers et techniciens. Il s'y distingue rapidement ce qui suggère qu'il a peut-être commencé sa formation au dessin en Guadeloupe auprès d'artistes de passage. Il obtient une place à l'Académie royale de peinture et de sculpture de Paris, une école incontournable pour les peintres d'histoire ambitieux. La peinture d'histoire, ou la peinture de sujets historiques, mythologiques et bibliques, était considérée comme le genre le plus élevé du système académique français. En 1786 il remporte le prix de Rome, ce qui lui donne la possibilité d'étudier à l'Académie de France à Rome.

De Rome à Paris, le temps de la reconnaissance

À Rome, où il sera pensionnaire de 1786 à 1791, Lethière s'engage dans un grand projet de quatre tableaux sur l'histoire de Rome. Les deux premières compositions de cette série, Brutus condamnant ses fils à mort et La Mort de Virginie , vont être déterminantes pour sa carrière. Pendant ce temps-là, en France, la révolution fait rage et son œuvre montrera l'engagement du peintre pour les idées révolutionnaires.

Guillaume Lethière, Brutus condamnant ses fils à mort , 1788, huile sur toile.

Il rentre à Paris en 1792. Sur le plan politique, de grands événements marquent la période. La République succède à la monarchie, le roi et la reine sont exécutées, l'esclavage est abolie dans les colonies. Sur le plan artistique et personnel, Lethière prend son envol. Il ouvre un atelier dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés et devient l'un des artistes les plus en vue de l'époque. En 1799, après une série d'expositions et de commandes couronnées de succès, Lethière sera enfin reconnu légalement par son père, Pierre Guillon.

Ce document est une déclaration à votre égard, mon ami, de la certitude de ma paternité et de mon désir de transmettre mon nom et mes biens à [vous].

Pierre Guillon à son fils Guillaume Lethière

Alexandre-Auguste Robineau, chevalier de Saint-George (détail), 1787, huile sur toile. Royal Collection Trust, SM le roi Charles III, Royaume-Uni.

C'est au cours de cette période révolutionnaire qu'il rencontre le Chevalier de Saint-George, compositeur et escrimeur de renom, comme lui métis de la Guadeloupe et né esclave. Lethière a joué un rôle central dans la communauté antillaise de Paris. Il était également un ami proche du général métis Thomas-Alexandre Dumas, originaire de Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti). Son fils Alexandre fera d'ailleurs l'hommage funèbre de Lethière en 1832. 

Lethière et le règne de Bonaparte

Le coup d'Etat de Napoléon en 1799 met fin à la période révolutionnaire. L'ère napoléonienne commence. En 1802, Napoléon rétablit l'esclavage, qui avait été aboli dans les colonies pendant la Révolution. Et en 1804, lui et sa femme, Joséphine de Beauharnais, originaire de la Martinique, sont couronnés empereur et impératrice des Français. Lethière ne partage pas les idées politiques des Bonaparte mais il saura parfaitement gérer la période. Il se rapproche du frère cadet de Napoléon, Lucien, qui deviendra son mécène et dont il sera le conseiller artistique. Grâce à lui, on lui passera commande de nombreux tableaux officiels.

Guillaume Lethière, Joséphine, impératrice des Français, 1807, huile sur toile. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

La loyauté de Lethière envers Lucien Bonaparte et sa famille lui vaut une nomination majeure en 1807 à la tête de l'Académie de France à Rome, qui vient de déménager à la Villa Médicis. Durant son mandat à Rome, Lethière entreprend trois des tableaux les plus ambitieux techniquement de sa carrière : Homère chantant son Iliade aux portes d'Athènes, Le Jugement de Pâris et le monumental Brutus condamnant ses fils à mort, en 1811 une version monumentale de celle de 1788 qui mesure plus de 7,5 mètres de large (musée du Louvre, Paris).

Brutus condamnant ses fils à mort (détail) - Guillaume Guillon Lethière 1811

Le serment des Ancêtres et l'abolition 

Après la mort de son père en 1800, Lethière hérite de la plantation Guillon en Guadeloupe. Bien qu'il ait vendu sa part en 1809, l'acte de vente autorisait un paiement différé en raison des troubles persistants dans les colonies, ce qui signifie que Lethière a continué à percevoir des bénéfices de la plantation jusqu'à la fin de sa vie. En contradiction avec son implication dans l'économie de la plantation, Lethière a également été impliqué dans le mouvement abolitionniste qui prenait forme en France hexagonale. Ce sentiment abolitionniste est distillé dans Le Serment des Ancêtres , son remarquable tableau célébrant l'indépendance d'Haïti, qu'il a offert à cette nation en 1822.

Guillaume Lethière, Serment des ancêtres , 1822, huile sur toile. Musée du Panthéon National Haïtien, Port-au-Prince.

Le monumental Serment des ancêtres  de Lethière célèbre l'alliance de deux des fondateurs révolutionnaires d'Haïti, le général métis Alexandre Pétion et le général noir Jean-Jacques Dessalines. Tout à fait unique dans l'œuvre de Lethière et dans la peinture française de l'époque, l'image célébrant l'indépendance de l'ancienne colonie et l'abolition de l'esclavage est signée « g. guillon Le Thiere né à La Guadeloupe aИ 1760 Paris 1822 7bre ». C'est le seul tableau que l'artiste a signé de son lieu de naissance, démontrant son identification personnelle avec les Caraïbes et le serment prêté par ces deux hommes. 

C'est le fils de Lethière, Auguste, qui se rendra en Haïti pour remettre le tableau au président Boyer lui-même en 1822, accompagné d'une note d'introduction de l'éminent abolitionniste français, l'abbé Grégoire.

Ma lettre vous sera remise par M. Lethière fils dont la couleur Européenne ne révèle pas son origine, car héritiers des sentiments de son estimé père né en Guadeloupe, ils ont toujours été honorés d'être des hommes de couleur.

Abbé Grégoire, 1822

Alors que le Musée du Panthéon National Haïtien a généreusement accepté de prêter Le Serment des Ancêtres à l'exposition, la crise humanitaire actuelle en Haïti l'a empêché de voyager au moment de l'ouverture de l'exposition.

Un peintre oublié, sauf en Guadeloupe

Guillaume meurt en 1832. Malgré la notoriété de Lethière de son vivant, il va disparaître de nombreux récits d'histoire de l'art au XXe siècle et tombe dans une relative obscurité en France hexagonale. Comme pour le Chevalier de Saint-George, ce sont souvent les américains qui sortent ces artistes de l'oubli. Car, même si le Louvre possède de nombreux tableaux de Lethière et que le grand musée français est partie prenante de cette exposition monumentale, la première aura eu lieu aux Etats-Unis au Clark Institute.

En Guadeloupe, cependant, Guillaume Lethière a été régulièrement défendu. À Sainte-Anne, la ville où il est né, une rue porte son nom. Au centre d'un rond-point très fréquenté du quartier de Ffrench, où se trouvait autrefois la plantation de la famille Guillon, une sculpture monumentale de l'artiste contemporain Richard-Viktor Sainsily-Cayol représente Lethière.

Richard-Viktor Sainsily-Cayol, Hommage à Guillaume Lethière , 2008. Acier, 450 x 300 cm. Sainte-Anne.

Comment expliquer son éclipse de près de deux siècles dans les publications les plus courantes de l’histoire, de la littérature et des travaux savants de France ? Une éclipse qui dure encore. L’extrême pauvreté des références à ce peintre a de quoi surprendre, compte tenu du caractère prestigieux de sa carrière… Lethière fut l’un de ces « hommes de couleur » qui, un temps, sortirent de la mêlée pour servir la Nation qu’ils pensaient être la leur. A cet égard, le tenir à l’écart de « l’histoire » qu’il a lui-même contribué à écrire par son œuvre me paraît surréaliste.

Richard-Viktor Sainsily-Cayol

Le Musée des beaux arts de Saint-François rend également hommage au peintre guadeloupéen. il a d'ailleurs prêté le portrait de Lady Hamilton, qu'il expose habituellement, au Clark Institute pour cette grande retrospective.

Catalogue de l'exposition - Clark Institute