Pour parler d’eux, il faut probablement se placer sous un fromager. Cet arbre si longtemps honni est le principal témoin de cette histoire oubliée ou, au mieux, racontée par bribes et sans forcément la même trame. Un fromager parce que ce fut l’étape ultime de cette rébellion et le début de la mythologie qui en est née. Nous sommes au tout début de l’esclavage.
Bien avant le début du commerce triangulaire, les premiers Africains mis en servitude arrivent sur les terres françaises d’Amérique dès la fin du XVIème siècle et au début du XVIIème siècle. Ce ne sont alors que les balbutiements de ce vaste mouvement de déportation forcée et les bateaux négriers commencent à décharger leurs premières cargaisons sur toutes les terres des Amériques et de la Caraïbe.
De fait, ces premiers Africains qui sont débarqués dans ces îles et sur les terres des Amériques arrivent aussi avec leurs cultes et leurs cultures. Traumatisés par ce transfert sans ménagement et encore plus par ces travaux forcés auxquels ils sont soumis, leur plus grand désir est de retrouver leur terre natale.
Résistance spirituelle
Le moyen de ce retour au pays, ils ne l’imaginent pas comme celui par lequel ils ont été emmenés loin de chez eux. Ils ne le pourraient pas d'ailleurs. Mais surtout, ils sont sûrs d’avoir le moyen infaillible de retourner vers leur Afrique natale. Ils croient en cette force que les vivants acquièrent en mourant et qui les détache de toutes les contingences physiques. Ils croient que morts, ils reverront sans tarder la terre de leurs ancêtres.
Pour autant, ils ne cherchent pas à se donner la mort. C’est en combattants fiers qu’ils tomberont. Ils ont bien compris que, s’ils essaient de s’enfuir, ils seront sanctionnés. Ils n’en ont pas peur. Bien au contraire. Les menaces des esclavagistes n’y font rien. Les Africains mis en esclavage continuent de fuir les plantations. Et les sanctions sont exemplaires. L’arsenal des peines n’est pas encore codifié mais il faut tout faire pour que partout on sache ce à quoi on s’expose en tentant de s’enfuir.
On choisit alors de les pendre atrocement sur les arbres les plus hauts afin qu’ils soient visibles de partout. Les fromagers (Ceiba pentandra) sont tout indiqués pour cela. Longs de plus de 40 mètres, ils ont aussi des troncs épineux qui peuvent être des éléments de supplice pour les personnes châtiées. Et leurs branches les plus hautes sont celles qui sont choisies pour pendre les récalcitrants.
A cette époque-là, les exécutions sont nombreuses. Les esclavagistes ne comprennent d’ailleurs pas pourquoi, malgré leurs menaces et les châtiments infligés, les fuyards sont toujours plus nombreux et quand ils sont châtiés, loin d’être un avertissement pour les autres, ils deviennent des exemples à suivre. Une fois hissé sur la branche où il sera pendu, le supplicié sait alors qu’il a fait honneur à ses ancêtres et que ces derniers qui ont tout pouvoir dans le temps et dans l’espace, viendront le chercher pour le reconduire sur leurs terres d’origine. Leur mort est un signe de victoire.
Naissance d’une culture « créole »
Durant plusieurs années, les esclavagistes sont en échec face à cette pratique des Africains. Ils sont désarmés face à ce sur lequel ils n’ont aucun pouvoir. Ils ne peuvent tolérer la fuite de cette main d’œuvre servile, ils ne peuvent continuer de la décimer et ils ne peuvent pas non plus n’exercer sur eux aucune sanction. Pire, cette croyance se répand très vite sur les plantations et les nouveaux arrivants sont très vite informés par leurs prédécesseurs de ce pouvoir qu’ils peuvent conquérir pour refuser la servitude.
Mais tous ne font pas ce choix-là. Certains, probablement en raison d’autres croyances spirituelles, ne s’y adonnent pas. Sans le savoir, ils vont être les vecteurs de la contre-attaque des esclavagistes. Ces derniers ont biens compris qu’il n’y a qu’une croyance qui peut défaire une autre croyance là où toutes les lois demeurent impuissantes. Avec le temps, ils ont appris la raison pour laquelle les Africains acceptent si facilement d’être pendus. Patiemment, ils vont faire passer l’idée qu’aucun esprit ne peut franchir l’eau. Une arme fatale pour les candidats au retour à la terre natale.
Progressivement, les nouveaux arrivants débarquent avec les mêmes certitudes que leurs prédécesseurs. Mais ceux qu’ils trouvent sur ces terres qui parlent encore leur langue ou qui parlent des langues qu’ils ne comprennent pas toujours, leur font comprendre ce principe de l’incapacité pour les esprits de franchir les eaux. C’est la première confrontation de ces cultures traditionnelles africaines avec d’une part le monde des esclavagistes qui cherche la rentabilité des plantations et d’autre part, la constitution de nouvelles sociétés pluriculturelles. La constitution d’une société créole est en cours.
De l’histoire à la légende
A la fin du XVIIème siècle, les états esclavagistes vont donner un coup d’accélérateur à l’exploitation d’une main d’œuvre servile africaine. Le commerce triangulaire va connaître ses plus beaux jours, les plantations tournent à plein régime et la résistance spirituelle a été matée. Désormais, C’est la double peine qui s’affiche pour ceux qui subissent le châtiment de la pendaison : Ils meurent sans pouvoir rejoindre la terre de leurs ancêtres. Comme s’ils mourraient deux fois.
Dès lors, on parlera de ces gens qui peuvent quitter leurs corps une fois pendus mais qui errent sur ces terres de servitudes comme des âmes perdues. On racontera leur histoire en en faisant des âmes damnées. La religion des esclavagistes fera d’eux des gens qui pactisent avec le diable. Alors, le sort de ces pendus des fromagers sera redouté. Âmes damnées et diaboliques, ils recevront des noms sur ces terres. Soukounyans, volants ou bien d’autres encore. Et les fromagers eux-mêmes deviennent alors des arbres maudits que beaucoup d’Africains en servitude feront tout pour abattre. Arbre de la liberté retrouvée au début, ils sont devenus les symboles de la déchéance et de la double mort.
Dès lors la guerre spirituelle des Africains déportés se termine. Mais si les esclavagistes ont dû apprendre leurs mœurs et leurs cultes pour contrefaire leurs croyances et sauver leurs plantations, eux ont appris les techniques de résistance armée et de stratégies de lutte pour combattre la servitude. Ils ne seront plus des soukounyans, ils seront des soldats, des marrons, des révoltés.
Mais tout cela, c’est l’histoire officielle, celle qui ne parle pas des fromagers et des résistants pendus, qui en parle le mieux, ignorant qu’avant elle, les résistants de l’ombre avaient mené leur propre lutte contre la servitude.