La mémoire collective : un des canaux d’information

La mémoire collective se construit et se transmet de générations en générations, à l'échelle d'un territoire, d'une ville, d'un quartier.
Fo nou konnèt sa moun vwè, sa moun viv, sa moun tann, koté sit, dèpi lanné é lanné.

 
La connaissance du risque est le point de départ de la prévention de celui-ci.
Si l’on sait jusqu’où l’eau est susceptible de monter, ou de quel côté souffle généralement le vent, on est capable de penser son quotidien, en fonction des aléas potentiels.
Or, d’où peut provenir cette connaissance ? Des études scientifiques et des plans municipaux et préfectoraux de prévention des risques, certes. Mais une autre source d’information mérite l’attention : la mémoire collective.

Entretien « Alerte Guadeloupe », avec Raymond OTTO, anthropologue.
 

Extrait de cette interview réalisée par Nadine FADEL :

Alerte Guadeloupe : De quoi s’agit-il, quand on parle de mémoire collective ?
 
Raymond OTTO : C’est ce qui reste à un peuple et qui forme un sentiment. Tous ses membres peuvent piocher dedans, parce qu’elle est entretenue. La mémoire collective permet à chacun, qu’il soit Noir, Indien, ou encore Chinois… de pouvoir puiser des éléments de compréhension et de sens. C’est une espèce de super-ordinateur, dans lequel on prend l’information voulue. La mémoire collective, pour une population, est un liant social qui rattache les gens. Les avis convergent autour d’elle.

A.G. : Quel est son intérêt dans le cadre de la prévention des risques naturels ?

R.O. :
Dans le cadre de la prévention, la mémoire collective permet simplement de savoir comment les gens faisaient avant et oriente vers ce que l’on doit faire aujourd'hui. Or, entre-temps, l’espace a été transformé et pensé autrement. Avant, les gens avaient des arbres fruitiers autour de leur maison ; ils savaient à quel moment ils devaient commencer à élaguer. Ainsi, le risque de chutes d’arbres était plus ou moins maîtrisé. Dans nos petites maisons créoles, il n’y avait pas beaucoup d’objets suspendus. Les réchauds à charbon ou à gaz étaient posés, on avait un buffet fermé et nos photos étaient collées ; rien ne pouvait blesser. En revanche, aujourd'hui, avec les constructions modernes, beaucoup d’éléments, non rattachés au bâti, deviennent des armes. Il n’y a qu’à voir tous les meubles qu’on aime traîner. Désormais, nous faisons de nos maisons des espaces d’homicide, par destination. Ce n’est pas à prendre péjorativement, mais l’architecture d’intérieur moderne crée des situations de dangers.
Les questions qui se posent : maintenant qu’on s’est séparés de la mémoire collective, comment on peut l’utiliser pour la prévention ? Comment la transmettre, quand on sait que la chaine de transmission est brisée ? Comment les enfants vont intégrer la prospective, alors que nous, adultes, n’avons plus ce bon sens ?

« Rejeter en bloc l’expérience et le savoir des aînés, cela est criminel ! »

A.G. : Qu’est-ce qui fait que nous avons perdu cette mémoire collective ?

R.O. :
La mémoire s’est heurtée à un process beaucoup plus institutionnalisé : l’école. L’école de la République va lisser les connaissances, mais va aussi en extraire et en évacuer d’autres. Je vais extrapoler, avec un exemple : la personne du Sud de la France, lorsqu’elle voulait intégrer une école à Paris, devait perdre son accent, alors que le parisien quand il descendait dans le Sud n’avait pas cette obligation. Une sorte d’ethnocentrisme culturel va s’installer et, progressivement, nous allons nous-mêmes être à l’origine de notre absence de transmission. La puissance de l’assimilation c’est de ne vous faire croire que vous êtes quelqu’un d’autre. Les premières générations de personnes formées, lorsqu’elles vont revenir en Guadeloupe, vont dire : « Wè mé manman sété an tan aw ! »(2). « Cette phrase est criminelle ! C'est-à-dire que l’on va rejeter en bloc… sous prétexte que ce que l’on a vu en France ou en Angleterre, c’est la vérité. Alors que c’est une vérité, rattachée à un territoire et à un peuple.

A.G. : Alors que, localement, ce qui a fonctionné avant devrait nous servir aujourd'hui…

R.O. :
Oui. Et, surtout, on devrait l’appliquer parce que c’est du bon sens. On a changé l’orientation des maisons… ce qui fait qu’on a besoin de climatisation. Autrefois, nos grands-parents savaient qu’en cas de cyclone, il fallait savoir comment va arriver le vent. Avant de construire une maison, ils venaient repérer, par trois temps. Autre attitude préventive d’avant : les gens allaient demander, généralement à la personne la plus âgée du quartier : « Ki jan sa yé, an tan a lapli ? Ki jan sa yé an sécheres ? »(3). Petite information toute simple, qui permet de savoir si c’est un bon endroit pour construire, ou pas. Sauf que nos ingénieurs – que je ne peux pas incriminer – sortent de grandes écoles… mais de France ! Et les gens pensent que les mêmes connaissances peuvent être appliquées partout. Autre défaut que nous avons : nous avons de très bons ouvriers, qui contestent les visions des ingénieurs… mais raison est donnée au plus diplômé. Moi je dis toujours que force doit revenir à celui qui a le savoir vernaculaire. Le savoir vernaculaire empêche parfois de perdre des vies.
Traduction du créole :
(1) « Fo nou konnèt sa moun vwè, sa moun viv, sa moun tann, koté sit, dèpi lanné é lanné » :  Il faut que nous sachions ce que les gens ont vu, vécu et entendu, sur place, à travers les années.   
(2) « Wè mé manman sété an tan aw ! » : « Ouhai mais, maman, ça c’était à ton époque ! » 
(3) « Ki jan sa yé, an tan a lapli ? Ki jan sa yé an sécheres ? » : « Comment est-ce par temps de pluie ou de sécheresse ? »


L’anthropologue Raymond OTTO intervient notamment au sein du Centre de Ressources Observatoire des Inadaptations et des Handicaps
www.croih.fr/