Cité Arc en ciel : les métamorphoses d'une ancienne "favela"

La nouvelle maison de quartier de la cité Arc-en-ciel
Né en 1988, le squat de la "BP 134", essentiellement peuplé de brésiliens, a connu une vaste opération de réhabilitation ayant duré près de 20 ans et ayant complètement transfiguré l'ancienne "favela". Immersion dans la cité "Arc-en-ciel", située aux portes de Rémire Montjoly, et son histoire à la fois riche et singulière.

"Quand je suis arrivé, il y avait tellement de mouches qu’on ne pouvait pas ouvrir la bouche. Nous vivions juste à côté d’une décharge, c’était totalement insalubre. Il y avait des cas d'hépatite, de malaria... Ceux qui sont restés, c’étaient les plus démunis, ceux qui n'avaient pas le choix. Tout ça, on a du mal à l'imaginer aujourd’hui".

Ses premiers pas dans la cité Arc-en-ciel, José Leao les a faits en octobre 1989, alors qu’il n'avait que huit ans. Depuis, cette figure iconique du quartier, président du club de foot local, ne compte pas les métamorphoses qu'il a pu observer.

L'aire de jeu de la cité Arc en ciel réhabilitée

Des rues bitumées aux aires sportives qui jouxtent l'avenue Morne Coco où se retrouvent des jeunes de tout Rémire Montjoly, le quartier n’a cessé de s’embellir ces dernières années. La cité Arc-en-ciel, dont le nom a été choisi par les habitants eux-mêmes a bénéficié d’une vaste opération de "résorption de l'habitat indigne", ou RHI pour les urbanistes.

Les études, lancées en 2002 sous la mandature d'Edmard Lama (1971-2007) ont permis de commencer les travaux en 2009. Ils se sont terminés en 2020, avec plusieurs années de retard. Montant de la facture : 30 millions d'euros.

La boulangerie de la cité Arc-en-ciel, dans la rue principale

Un squat régularisé

La maison de quartier, inaugurée le 21 mars 2025, est venue achever symboliquement la mue de cet ancien bidonville, peuplé aujourd'hui par 3000 à 5000 habitants, selon les estimations.

Si une soixantaine de maisons ont été détruites pour des raisons techniques ou de salubrité et si une partie des habitants a été relogée – en tant que locataires - dans la centaine de logements du nouveau "quartier arc-en-ciel", construit juste à côté par la Siguy, la plupart des habitants sont restés sur place et se sont vus régularisés.

La nouvelle maison de quartier de la cité Arc-en-ciel

En s’acquittant d’une somme proportionnelle à la taille de la parcelle qu'ils occupaient illégalement, ils sont devenus propriétaires. Une trajectoire surprenante qui contraste avec les politiques traditionnelles de la ville, consistant bien souvent à raser les zones d’habitat informel, que des solutions de relogements aient été trouvées pour l’ensemble des habitants ou non. Dans de nombreux cas, les expulsés d'un côté, se retrouvent alors à grossir les bidonvilles de l'autre.

"La RHI n’a pas été un long fleuve tranquille. C'était une opération chronophage et complexe mais je pense qu’avec du recul, on ne s’est pas trop mal débrouillés. Il faut voir comment c’était avant. On avait affaire à une véritable petite favela et nous en avons fait une cité classique"

Jean-Marc Aimable, chef de projet Développement social urbain (DSU) pour la commune de Rémire Montjoly, ayant chapeauté l’opération.

Sinistrés du Mahury

Pour comprendre cette transfiguration, il faut remonter en 1988, à l’époque où la cité Arc-en-ciel n'est encore que "BP 134", du nom de la première boîte aux lettres, celle de M.Maisonneuve, un ancien chercheur d'or saint-lucien et premier résidant installé aux abords de la piste Morne Coco, cernée par la forêt.

Le quartier naît véritablement avec l'arrivée de plusieurs familles dont les habitations informelles, le long des rives du Mahury, ont été détruites par l’érosion du littoral. Les sinistrés sont pour l’essentiel des pêcheurs brésiliens.

Photo aérienne de la BP134 avant la réhabilitation

"Le maire de l’époque, Edmard Lama, est venu voir les habitants et leur a dit 'vous ne pouvez pas rester là'. Il s'est arrangé pour récupérer des terres qui appartenaient au Conseil général et les a distribués entre les habitants", nous explique José Hermenegildo Gomes, arrivé en 1990, à l'âge de 22 ans.

Aujourd’hui membre de l’association Développement, animation, accompagnement, coopération (DAAC), il connaît l'historique sur le bout des doigts. 

Selon les dires des habitants, l'organisation de ce qu'ils n'hésitent pas à décrire comme une "favela", se fait alors directement entre la mairie et la famille Quaresma, autre figure tutélaire du quartier, dont il a tenu la première épicerie.

José Gomes, devant l'association Développement, Accompagnement, Animation, Coopération, à la cité Arc-en-Ciel

Des "certificats d'occupation parcellaire"

Les premiers habitants reçoivent alors des certificats "d’occupation parcellaire", à l’allure très officielle – bien qu’un tel document n’ait pas d’existence légale –  leur permettant de "construire une maison en bois", en "attendant le relogement " dans un "lotissement conforme aux lois."

Au fil des années 90, le jeune bidonville toléré par les autorités municipales se fait connaître et devient un point de chute pour une partie des immigrés brésiliens arrivant en Guyane.

Alors qu'au début de la décennie, on dénombrait une quarantaine de maisons, on y recense environ 1500 personnes en 2002. Beaucoup sont employés dans le BTP en tant que menuisiers, maçons ou charpentiers et s'intègrent petit à petit à la société guyanaise en participant à tous les grands chantiers de l'époque.

Les nouveaux logements construits après la RHI de la cité Arc-en-ciel

Autour des premières maisons, la forêt est rapidement défrichée et les habitants construisent eux-mêmes les pistes permettant de circuler entre les cabanes de tôles et de bois qui se multiplient. 

Après de premières années sans électricité, le courant arrive progressivement dans les maisons, via le seul compteur de la famille Quaresma, qui se charge ensuite de le distribuer à l’ensemble du quartier. Pour la facture, tout le monde met la main au portefeuille.

Dans les années 90, la "BP 134" se dote même d’une première maison de quartier progressivement investie par de nouvelles associations qui y font vivre la culture du pays, comme l'ASC JOB (les "Jeunes d'origine brésilienne"), créée en 1992.

"On a toujours essayé de valoriser notre folklore. On avait un club de quadrilha, composé de 24 couples, mais aussi de la capoeira, de la samba et du football, évidemment. Nous avons aussi eu une équipe de volley-balla ayant été plusieurs fois championne de Guyane"

José Leao, président de l'association sportive ASC Arc en Ciel et ancien de l'ASC JOB.

Pour jouer à leur sport favori, les jeunes footballeurs du quartier ont eux-mêmes aplani le terrain avant d'y installer des filets à crevette afin d'éviter que le ballon ne s'échappe. 

"Nous vivions dans une vraie petite favela que nous avions construite nous-mêmes, à force de mayouris. Nous étions solidaires et à l’époque, ça fonctionnait. Nous étions sûrement le seul quartier où il n’y avait pas de vol d’électricité", se remémore à son tour José Hermenegildo Gomes.

Un restaurant d'Açai à la cité Arc-en-ciel

De quoi oublier un peu l’insalubrité omniprésente avec la présence d’une décharge et de ses émanations toxiques jusqu’à la fin des années 90 ? La précarité des logements, construits avec les moyens du bord ?

Ou encore l'absence d'eau potable ? À la fin des années 2000, alors qu'un habitant sur deux n'y a pas accès, ce sujet médiatise soudainement le quartier. Les habitants se mobilisent et parviennent à faire venir Danielle Mitterand. L'ancienne Première dame est alors présidente de la fondation France Libertés, pour laquelle l'accès à l'eau est un cheval de bataille.

Le 22 janvier 2009, une centaine de personnes assistent à cette réunion dans la maison de quartier, qui marquera durablement les esprits.

Les "gamins de la décharge"

La vive solidarité à l'intérieur du quartier était peut-être, aussi, une façon de surmonter le regard que portaient sur eux certains Guyanais ? "A l'école, nous étions ridiculisés. On nous surnommait les 'gamins de la décharge'. Ils se moquaient de nous car nous étions d'origine brésilienne et vivions à la BP134. Cela nous a profondément marqués", se rappelle José Leao.

Depuis sa propriété, à deux pas de la cité, Eugène Epailly, instituteur à Rémire et conseiller d’opposition sous la mandature Lama - il est aujourd'hui dans la majorité, en charge de la culture - a été un témoin privilégié de l’évolution du quartier.

Guerre de gangs

"C’était une sorte de bordel organisé. On pouvait les voir arriver un matin avec des bulldozers loués au black et construire en 24 heures une cabane en bois. Ce sont des gens qui n’ont besoin de personne et qui n’attendent pas d’autorisation. Ce qu'ils arrivent à faire, c'est impressionnant", raconte celui qui est désormais vice-président de l’association de foot locale.

Le maire de Rémire et ses équipes sur le site du démantèlement d'un squat à cité Arc en Ciel

Pour autant, pas question d'idéaliser la vie à la "BP 134". L'historien de métier décrit aussi un quotidien fait de magouilles, où la violence est omniprésente. Lors des soirées arrosées, il n'est pas rare que des règlements de compte laissent un cadavre sur le carreau.

"Il y avait des guerres de gangs, c’est vrai. Il y avait du crime organisé qui recrutait chez les jeunes qui ne savaient pas quoi faire de leur vie. Et la drogue circulait, comme dans toutes les favelas mais les problèmes, c’était entre eux. J'avais souvent des amis hors du quartier qui venaient dormir et il n’y avait jamais aucuns soucis"

Tiago, coiffeur et célébrité du quartier

Jusque dans les années 2010, alors même que la réhabilitation suivait son cours, la cité Arc-en-ciel a continué de traîner cette réputation sulfureuse, alimentée par les descentes régulières de la gendarmerie ou parfois, raconte-t-on, de la "Policia Federal" de l’Amapa, lors d'opérations conjointes avec les autorités françaises…

Cimetière et terrain de foot

La décennie 2010, elle, est marquée par la lente concrétisation des travaux de la RHI. Jusqu'à ce que ceux-ci se gâtent en 2016, au moment où la population apprend soudainement qu'un cimetière paysager doit voir le jour à l'entrée du quartier, à la place du terrain de foot.

"Depuis des années, on nous promettait un parc sportif et une maison de quartier qui ne venaient pas. Et du jour au lendemain on a découvert qu’ils allaient faire un cimetière sur le terrain qu'on a nous-même construit ? Ce n'était pas possible. Ils nous ont doublés alors on a voulu faire la révolution", résume calmement Tiago, le barbier de la cité, en se replongeant dans ses souvenirs.

Tiago, le barbier du quartier a été l'un des porte parole des habitants pendant la fronde contre le cimetière communal, en 2016

Celui qui à l'époque coupait déjà les cheveux de ses camarades entre ses contrats de vigile ou de chauffeur de bus, est naturellement devenu l’un des porte-parole du quartier. La mobilisation des jeunes, soutenue par la population locale, prend alors de l’ampleur.

Après plusieurs manifestations, dont certaines émaillées de casse dans le cimetière en chantier, il faut attendre la médiation du préfet d'alors, Martin Jaeger, pour qu’un accord de sortie de crise soit trouvé.

Finalement, le cimetière a bien été créé, de même que le plateau sportif, dont la rumeur disait alors qu'il n'était plus à l'ordre du jour, pour des raisons financières. "C'était un malheureux concours de circonstances. Le cimetière n’avait rien à voir avec la RHI", évacue aujourd’hui Jean-Marc Aimable, à la mairie de Rémire-Montjoly. 

Le préfet Martin Jeager se fait expliquer le projet communal

Absence d'éclairage public

Si la cité s’est désormais bien apaisée, les habitants gardent encore quelques griefs concernant cette opération de réhabilitation.

"Nous avons encore des problèmes d’écoulement des eaux en cas de fortes pluies, l’électricité n’a jamais fonctionné et certaines maisons, pour lesquels des fonds avaient été débloqués n’ont jamais été rénovées"

José Gomes, un des représentants des habitants vis à vis des institutions

"Ici, tout le monde travaille, tout le monde paye des impôts et cotise pour l’éclairage public ? Est-ce normal qu’on n’ait pas le droit à la lumière la nuit ? Embraye Tiago, au détour d’une promenade nocturne dans les ruelles effectivement bien sombres du quartier.

En arpentant les rues désormais bitumées de son enfance, ses récriminations s’estompent rapidement, et le jeune père de famille ne peut s’empêcher de se réjouir de l’évolution de la cité Arc-en-ciel.

"Il y a toujours des choses qui ne vont pas. Pour la maison de quartier, certains ont râlé car la fresque ne représente pas vraiment l'esprit du quartier. C'est vrai, mais bon, je me suis battu pour qu’elle existe cette maison. Et ce sont mes enfants qui l'ont inauguré. Ce que je ressens aujourd'hui, c'est surtout de la fierté ?".

Le nouveau terrain de foot de la cité Arc-en-ciel

Quant à l'âme brésilienne du quartier, si elle s'est un peu diluée à mesure que passent les générations et que d'autres communautés s'installent, le portugais reste la lingua franca incontestée des aires de jeux et la pop brésilienne, un incontournable des soirées.

Les associations comptent d'ailleurs profiter de la nouvelle maison de quartier pour renouveler quelques activités traditionnelles comme la capoeira ou la samba.

"Ici, on se sent comme dans un petit Brésil, et même si on est Guyanais, c'est comme être à la maison. C'est pour ça que même les jeunes qui ont réussi, qui ont les moyens, ils restent ici", résume Tiago, avant de rejoindre sa famille, pour un match opposant la Seleção à l'équipe d'Argentine et promettant d'enflammer ce quartier, décidément bien vivant.