Diplômé en histoire, auteur, notamment, d’un essai intitulé « Vaudou et liberté », Marc Ringo Gervais vit en Guyane depuis 2018. Investi dans le milieu associatif, il est aussi chroniqueur à Radio Mosaïque.
« Le créole est le doux murmure qui apaisait les cœurs des opprimés ! ». En parler relève donc d’un devoir de conscience.
G1 - La langue nationale d’Haïti est le créole. Les Haïtiens assument ainsi fortement leur identité culturelle libérée très tôt des chaînes colonisatrices françaises. Est-ce un atout pour le pays ?
Effectivement, l'officialisation du créole haïtien depuis 1987, en tant que langue nationale constitue un trésor culturel d'Haïti, soutenu par diverses raisons essentielles.
Tout d'abord, cette démarche assure la préservation de l'identité culturelle. En effet, le créole haïtien, étant un pilier fondamental de la culture haïtienne, véhicule l'ensemble de ses composantes, y compris la musique, la littérature, l'art, la religion, et bien d'autres aspects. Ainsi, en le consacrant comme langue nationale, le pays rend hommage à son histoire, renforçant ainsi son attachement à ses racines culturelles.
Ma réflexion trouve un solide appui dans les écrits de Charles Fernand Pressoir, éminent poète et intellectuel haïtien. Il s'est distingué comme l'un des ardents défenseurs de la valorisation du créole et de son intégration au sein du système éducatif haïtien. En 1947, il contribue de manière significative à ce débat en publiant un ouvrage intitulé "Débat sur le créole et le folklore". Ce qui confère à cet ouvrage une valeur cardinale par sa capacité à établir des liens entre la question de la langue créole et d'autres thématiques cruciales, notamment l'origine et l'identité du peuple haïtien. Ainsi, l'œuvre de Charles Fernand Pressoir devient un précieux témoignage de la réflexion intellectuelle sur le rôle du créole dans la construction de l'identité haïtienne.
De plus, le créole joue un rôle primordial dans la promotion de l'inclusivité, puisqu'il demeure la langue maternelle de la grande majorité des Haïtiens. Comme en témoigne de manière éloquente le célèbre proverbe haïtien : "Kreyòl Pale Kreyòl Konprann," donc c’est la langue qui transcende les distinctions sociales, étant universellement comprise par l'ensemble de la population haïtienne. De ce fait l'officialisation du créole en tant que langue nationale renforce davantage cette notion d'inclusivité, offrant à la majorité des Haïtiens l'opportunité de prendre une part active dans la vie politique et culturelle du pays. Cette reconnaissance est une source de fierté, symbolisant l'unité et la résilience profondément enracinées au sein de la nation haïtienne.
G1 - Parallèlement, la diaspora intellectuelle continue d’étudier dans les universités françaises, américaines et de publier ses romans en français et en anglais. Ces ouvrages sont-ils traduits en créole ?
Il existe un effort considérable de traduction vers le créole haïtien. Par exemple, l'œuvre "Gouverneur de la rosée" de Jacques Roumain, l'un des écrivains haïtiens les plus éminents, a été traduite en créole par Clotaire Sainatus, un natif de la Grande Anse. De manière similaire, "Compère Générale Soleil" de Jacques Stephen Alexis a également été traduit en créole. Cette initiative contribue à rendre la littérature haïtienne plus accessible et à préserver la richesse du créole en tant que langue littéraire.
Indéniablement, la diaspora intellectuelle haïtienne se distingue par sa participation aux études dans diverses universités, tout en s'illustrant dans la création littéraire avec aisance dans trois langues majeures : le français, l'anglais et le créole haïtien. Parmi les auteurs de renom d'origine haïtienne, citons Edwidge Danticat, dont le premier roman en anglais, "Breath, Eyes, Memory" (publié en 1994), a été traduit en français sous le titre "Le Cri de l'oiseau rouge" l'année suivante.
Danticat a également signé des ouvrages tels que "The Farming of Bones" (1998, traduit en français comme "La Récolte douce des larmes") et "The Dew Breaker" (2004). Souvent empreintes d'autobiographie, ses œuvres explorent des thèmes sensibles tels que l'oppression politique, le rôle des femmes dans la société haïtienne, la pauvreté, l'aliénation, l'émigration et l'inceste.
Roxane Gay, également d'origine haïtienne, a publié "Ayiti," une collection de courtes histoires, ainsi que deux ouvrages en 2014. Leurs contributions à la littérature anglophone sont exceptionnelles, tout en maintenant une profonde connexion avec leur héritage haïtien. Leurs écrits enrichissent considérablement la mosaïque culturelle et littéraire, offrant une perspective unique qui éclaire la complexité de l'identité haïtienne.
Il est essentiel de souligner que le tout premier poème en créole haïtien, "Choukoun," a été écrit en 1883 par Oswald Durand, un écrivain et poète haïtien doué dans l'expression à la fois en français et en créole. Cette œuvre nous plonge 140 ans en arrière, offrant un aperçu profond de l'histoire littéraire d'Haïti. De manière équivalente, le roman "Dézafi" de Frankétienne a marqué un tournant crucial en tant que premier ouvrage littéraire écrit et publié en créole haïtien, en 1975. Depuis, il a été traduit en anglais et en français, accumulant diverses distinctions prestigieuses.
En somme, cette diversité linguistique ne crée pas de contradiction, mais plutôt une source précieuse d'enrichissement culturel et linguistique. Elle ouvre des portes à la diffusion de la littérature et de la pensée haïtienne auprès d'un public varié, contribuant ainsi à étendre la portée et l'influence de la culture haïtienne à l'échelle régionale et internationale. En outre, cela met en lumière la capacité exceptionnelle des écrivains haïtiens à manier différentes langues pour partager leur patrimoine culturel riche avec le monde, tout en conservant une connexion profonde avec leurs racines.
G1 - Les Haïtiens sont nombreux en Guyane et s’expriment principalement dans leur langue maternelle, selon vous, une appropriation du créole guyanais est-elle possible sur un plus ou moins long terme ?
La présence significative de la communauté haïtienne en Guyane peut potentiellement donner naissance à des évolutions linguistiques au sein du créole guyanais au fil du temps, car l'enrichissement linguistique peut provenir de diverses sources. Les langues ont une capacité intrinsèque à se transformer et à s'enrichir mutuellement grâce aux échanges culturels, un processus qui n'est pas étranger à la réalité guyanaise.
Cela se reflète dans l'histoire de la Guyane, où la langue de Pierre Félix Athénodor Météran, également connu sous le nom d'Alfred Parépou, auteur de l'un des plus grands événements littéraires guyanais, a évolué au fil des siècles en incorporant des éléments de l'anglais, de l'espagnol, du portugais, ainsi que des influences des langues africaines et amérindiennes. Cela incarne la richesse et la diversité linguistique de la Guyane, un phénomène qui continue d'évoluer avec les apports culturels variés des communautés présentes dans la région.
Cependant, il est crucial de préconiser simultanément l'appropriation et la préservation du créole guyanais, qui demeure un élément fondamental de l'identité culturelle de la région. Il est notable que de nombreux Haïtiens intègrent avec assiduité des termes du créole guyanais dans leur quotidien en adoptant régulièrement le "MO, TO, ZÒT" dans leurs interactions. Cela se manifeste également par l'utilisation courante de certaines expressions, telles que "JOD LA" (aujourd'hui), ainsi que le célèbre "Awa!", qui est un automatisme, un réflexe guyanais pour exprimer des nuances de sens négatifs.
La langue de Jean Price Mars, de Pierre Vernet, de Pradel Pompilus, de Frankétienne et de tant d'autres est parlée par une communauté de plus de 13 millions de personnes, langue minoritaire reconnue aux Bahamas, Cuba, la République dominicaine et les États-Unis. Elle est le résultat d'une fusion culturelle fascinante, façonnée par l'héritage des Tainos, des Ibos, des Congos, des Aradas, des Mondongues, des Mandingues, des Clapaous, des Haoussas, des Saintongeais, des Poitevins, des Angevins, des Normands, des Berrichons, qui peuplaient autrefois Saint-Domingue, l'actuelle République d'Haïti.
Le créole haïtien est le reflet de cette riche diversité ethnique et culturelle. Il porte en lui l'histoire des générations déracinées et dominées pendant des siècles. Cette langue, issue de la résilience et de la créativité de ces communautés variées, a survécu aux défis de l'histoire pour devenir un élément inestimable du patrimoine culturel haïtien. Elle témoigne de la persévérance et de la force des Haïtiens à préserver leur identité et leur histoire à travers le langage.