Ernestine Bocage fait partie des membres fondateurs de l’association Rakaba créée, il y a 40 ans. La transmission du créole est un des chevaux de bataille de cette conseillère pédagogique de l’éducation nationale. Autrice de contes créoles, elle publie ce mois ci, unpremier essai sur le fameux livre Atipa d'Alfred Parépou écrit entièrement en créole, intitulé « Atipa, l’audace des matins » qu’elle présentera ce 25 octobre.
« Il faut être très clair : c’est le territoire qui détermine le créole qui y est parlé. Ici nous parlons le créole guyanais. Il s’est développé comme langue maternelle, comme langue vernaculaire et comme langue véhiculaire. Jusqu’à la fin du 20e et début du 21e toutes les communautés qui se retrouvaient sur le sol guyanais échangeaient en créole guyanais. Le créole vernaculaire est une langue produite au 18e et 19e, et toutes les personnes le parlaient couramment comme attesté dans l’ouvrage Atipa. L’auteur Alfred Parépou affirme que les gens sont alphabétisés et vont pouvoir lire le créole, la langue utilisée tout au long des 270 pages de son livre. Et le créole est aussi une langue maternelle, dans les années 80, dans certaines communes des enfants de 2 ou 3 ans parlaient encore couramment et seulement le créole. »
Transmettre un créole proche de celui pratiqué par les ancêtres
L’essayiste reconnait qu’il y a eu une déperdition de l’usage de cette langue maternelle en l’espace de 30 ans.
Sur la question de la place des autres créoles et notamment du créole haïtien qui pourrait menacer la prééminence de l’usage du créole guyanais, cela semble à Ernestine Bocage peu probable. Selon elle le créole guyanais fait partie du processus d’intégration sur le territoire d’accueil et logiquement les personnes qui arrivent l’apprennent et c’est celui qui est enseigné à l’école. Mais souligne-t-elle, ce créole évolue, c’était déjà le cas du temps d’Alfred Parépou. Certains mots disparaissent remplacés par d’autres. Il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui les jeunes mélangent les créoles.
Il faut donc être attentif à la qualité du créole transmis et qui doit être au plus proche du créole des ancêtres. Par chance en Guyane, il y a des écrits créoles du 19e, notamment religieux. Cela constitue une base sérieuse de travail pour distinguer ce qui est guyanais, martiniquais, guadeloupéen ou haïtien.
Un créole guyanais bien présent dans l’environnement
Le linguiste Louis Honorien est aussi un spécialiste du créole, membre de Rakaba. Il souligne le besoin d’une partie de la population d’écrire et de parler la langue créole. Les publicitaires ont bien compris que les consommateurs potentiels sont sensibles aux messages dans cette langue d’où cet engouement pour de la publicité en créole qui semble s'affirmer de jour en jour.
Louis Honorien rappelle que son association Rakaba qui œuvre depuis des décennies à la diffusion de la langue créole accentue ses efforts :
« … au-delà du travail dans le primaire, nous concentrons nos forces sur les collèges et les lycées. On note des avancées du côté de l'institution éducative même si on peut dire que c'est insuffisant. Il y a encore à ce jour des poches de résistances. Nos élèves font face à un certain nombre de tracasseries administratives pour suivre les cours de créole ou même pour s'inscrire aux examens. Pourtant la loi le permet. »
Un créole dont on doit respecter les règles d'usage
Le linguiste considère que quel que soit les changements observés, le créole guyanais avec l’usage du mo, to, so se distingue parfaitement des créoles guadeloupéen, martiniquais ou haïtien. Ce dernier du fait de la réalité démographique actuelle en Guyane, s’entend plus cependant. Il regrette que le créole guyanais se retrouve marginalisé sur certains medias qui donnent plus souvent la préférence à des artistes d’autres pays créolophones.
Il conviendrait maintenant d’aborder la pratique du créole différemment :
« Notre langue est souvent appréhendée sous un angle passéiste, ou idéalisé. Cette posture bride l'expression. Et puis il y a l'autre extrême. On se contente de créoliser le discours et l'on s'affranchit de toute règle. Pour qu'une langue puisse s'épanouir, elle doit être pratiquée tant à l'écrit qu'à l'oral. Pour cela elle a besoin de locuteurs qui l'équipent, qui l'utilisent et qui sont conscients que toute langue doit se plier à des règles même si cela n'exclut pas de la variation dans les usages. »
Un enseignement Français/Créole qui s’étend sur le territoire
Géraldine Chainon, est conseillère pédagogique en langues régionales et a enseigné durant 11 ans en classe bilingue Français/Créole. Des classes où les enfants dès la section de la maternelle découvrent les différences et les similitudes entre les deux langues en parfait équilibre, (12 heures de français/12 heures de créole) ; ce qui constitue l’essentiel du travail à mener au sein d’une classe bilingue qui s’étend jusqu’au Cm2 pour l’école primaire. Ce dispositif s’impose petit à petit sur le territoire souligne la conseillère :
« Depuis la mise en place de ce dispositif en 2008, nous constatons effectivement que le nombre d’enfants augmente, tout comme le nombre d’enseignants habilités en créole. De 8 classes bilingues en 2008 nous sommes passés à 31 classes réparties sur les communes de Cayenne, Matoury, Macouria et Kourou. De nouvelles ouvertures de classes sont faites chaque année et le dispositif tend à s’ouvrir à toutes les communes de Guyane. Les communes comme Mana, Saint -Georges et Roura pourront bientôt être concernées. »
Un bilinguisme salutaire pour l’ouverture d’esprit et la cohésion sociale
A l’instar du linguiste Louis Honorien qui conclut son propos ainsi : « l'étude du créole n'a pas pour objet de concurrencer la langue officielle. Bien au contraire, elle ne fait que développer une gymnastique intellectuelle et une ouverture d'esprit des apprenants. Cela permet de mieux connaître l'histoire, la géographie et la culture de l'Autre. On participe de cette façon au renforcement de la cohésion de la société guyanaise qui demeure une terre d'accueil dans le respect mutuel. ».
Géraldine Chainon ne voit que des aspects positifs à cet enseignement bilingue :
« Les atouts du bilinguisme ne sont plus à prouver. Plus un élève est exposé à une langue tôt et plus il devient efficace car l’enfant de 5 ans est comme une éponge, il ne fait aucun blocage, il rentre facilement dans la langue. Nous pouvons noter une plus grande flexibilité cognitive chez les élèves qui jonglent aisément entre 2 langues. Ces derniers développent une capacité à comprendre et à réfléchir sur le fonctionnement des 2 langues. De plus, éduquer leurs oreilles aux sonorités de la langue, les prépare à l’apprentissage d’une énième langue vivante. Le bilinguisme favorise le raisonnement de l’enfant puisque l’on se rend compte que ces élèves ont une certaine logique qu’ils pourront appliquer dans d’autres disciplines.
Être bilingue renforce aussi l’estime de soi, encore plus quand il s’agit d’une langue maternelle. La langue du pays fait la fierté des élèves mais aussi des parents qui sont parfois très étonnés et surpris des compétences langagières de leurs enfants.
NOTA BENE
- La langue véhiculaire est une langue qui permet les échanges entre des groupes parlant des langues différentes.
- La langue vernaculaire est la langue locale communément parlée au sein d'une communauté.
- La langue maternelle, par extension comprise comme langue natale, désigne la première langue qu'un enfant apprend.