TEMOIGNAGE. L'IVG et moi (2/3) Damien, 60 ans : "Elle est sortie de l'hôpital à 18h15. Elle a fermé les yeux et nous sommes restés là sans parler"

"On vivait de bourses et de l’argent des parents, ce n’était pas le moment d’avoir une charge en plus". Arnaud, 55 ans
À l’occasion des 50 ans de la loi Veil qui légalise l’avortement en France, nous vous proposons une série de témoignages en trois volets. Aujourd’hui, Arnaud*, 55 ans, et Damien, 60 ans racontent comment ils ont été confrontés au choix de devenir père ou non.

Arnaud, 55 ans

En 1992, Arnaud vient de terminer ses études. Sa compagne, qu’il a rencontrée quelques mois auparavant, termine les siennes. « Nous étions un jeune couple amoureux. Je crois qu’elle utilisait un gel contraceptif, mais ça n’a pas marché. Ou peut-être qu’on a oublié… Je crois aussi qu’on comptait les jours où elle devait être infertile. On prenait des risques! En tout cas, c’est arrivé. Elle est tombée enceinte. »
Arnaud ne se souvient pas des mots exacts qu’ils ont échangés. «  On a discuté de la possibilité de le garder ou pas. Je crois, je m'en souviens un peu, que c'est d'abord moi qui ait proposé de faire l'IVG. Elle ne devait pas être d’accord au début mais après elle m'a écouté. Je ne travaillais pas encore, on vivait de bourses et de l’argent des parents, ce n’était pas le moment d’avoir une charge en plus… »

Un souvenir enfoui

Toujours en couple aujourd’hui, Arnaud et sa femme sont parents de deux enfants. De cette première grossesse, ils n’ont plus jamais parlé. «  J’y pense parfois , reconnaît le Cayennais. Mais au sein de notre couple, c’est une histoire enterrée. Personne n’en a jamais rien su, et certainement pas ma belle-famille qui est très religieuse. Ce souvenir, c’est notre petit jardin intérieur.  »

  Ça m’a fait sortir de la situation d’ado attardé dans laquelle j’étais

Arnaud, 55 ans

Avec le recul, Arnaud reconnaît qu’avoir été confronté à cette prise de décision l’a fait mûrir. «  Ça m’a fait sortir de la situation d’ado attardé dans laquelle j’étais. Je l’ai accompagnée lors du rendez-vous chez le gynécologue. J’ai aussi suivi avec elle tout le processus.  » Si le couple était d'accord pour ne pas mener cette grossesse à son terme, Arnaud l’affirme  : il aurait suivi ses désirs, dans un sens ou dans l’autre. «  On n’était pas prêts à être parents. Mais si elle avait eu envie de le garder, je ne serais pas parti comme d’autres hommes auraient pu le faire. J’aurais assumé.»

"Au sein de notre couple, c’est une histoire enterré" (Arnaud, 55 ans)

Damien, 62 ans

«  C’était en 1981. À l’époque, on ne nous expliquait rien, regrette Damien. J’avais presque 18 ans et ma copine 16. Quand elle a eu les premiers symptômes, elle n’a pas compris ce qui lui arrivait. Elle s’est confiée à sa grande sœur qui lui a dit que ce qu’elle décrivait pouvait vouloir dire qu’elle était enceinte. Elle l’a alors accompagnée chez le médecin.  »

Aujourd’hui, à 62 ans, Damien se souvient du moment où il a appris la confirmation de cette grossesse qu’aucun des deux adolescents n’avait envisagée. Après la stupeur du moment, les pièces du puzzle ont commencé à s’assembler. «  Je me suis dit "enceinte", mais… Ça veut dire "papa"  ! Je me suis alors confié à un ami qui m’a dirigé vers une autre amie.  » Un peu plus âgée que Damien, la jeune femme lui parle de la possibilité d’avorter, en lui précisant qu’il faut faire vite. C’est d’ailleurs elle qui prendra rendez-vous avec le docteur, au service de gynécologie de l’hôpital de Cayenne.

Dans mon esprit, c’était elle qui allait le garder, sans doute avec sa mère

Damien, 60 ans


Pour la jeune femme, pas question de mener cette grossesse à terme et surtout, impossible que ses parents soient mis au courant. Du côté de Damien, cela semble moins clair. «  Je me demandais quand même pourquoi on ne garderait pas l’enfant, même si je n’avais pas encore passé le bac. Dans mon esprit, c’était elle qui allait le garder, sans doute avec sa mère.  » Mais la finalité sera différente. «  Il fallait 1  500 francs. C’est l’ami auquel j’avais parlé au départ qui m’a prêté l’argent.  »

Juste après  : le silence

Le jour J, sa copine se fait accompagner par sa sœur.  Damien cite la date exacte. «  Je suis monté à mobylette jusqu’à l’hôpital à Saint-Denis pour l’attendre. Elle est sortie à 18h15. Elle s’est assise à côté de moi. Elle a fermé les yeux et nous sommes restés là sans parler. Ensuite, après un temps, elle m’a raconté  : le docteur était avec une infirmière, on lui a donné quelque chose pour la calmer. L’infirmière lui a dit qu’elle n’était enceinte que de six semaines, que le bébé n’était pas encore fait.  »

La peur que «  ça  » se reproduise en cas de rapport sexuel

La jeune femme rentre ensuite rapidement chez elle avec toujours un objectif  : que ses parents, et surtout son père militaire, ne sachent rien de ses agissements. Ensuite, c’est le calme plat. «  Est-ce que c’était par pudeur  ? Par honte  ? Je ne sais pas, mais nous ne nous sommes pas vus pendant trois jours.  »

Damien passe son bac, le jeune couple se revoit «  Mais bien sûr, nous avions arrêté d’avoir des rapports de peur que ça n’arrive encore  !  » se souvient Damien. Quand l’adolescente ne se présente pas au bal du lycée, Damien en tire ses conclusions. «  J’ai compris qu’elle voulait qu’on arrête. Ses parents ont été mutés  : elle est partie et je ne l’ai plus revue.  »

Un sentiment paradoxal…

Si près de 45 ans après les faits, le sexagénaire se souvient de nombreux détails avec précision, il se souvient aussi de son état d’esprit. «  C’est moi qui lui avais demandé, mais pourtant, je lui en voulais. C’est très paradoxal, je le sais…  »

Moins de dix ans après ces événements, Damien devient père pour la première fois. «  Quand je l’ai vu le docteur qui venait faire les accouchements, ça m’a fait un choc: c'était le même. J’ai été directement ramené à ce jour-là. Par la suite, toutes les fois dans ma vie où j’ai vu cet homme, j’avais ce même sentiment.  » Colère  ? Ressentiment  ? Damien peine à décrire ce qui le traverse, même s’il ne laisse rien transparaître face au professionnel de santé.

Un secret jamais révélé

Damien aura quatre enfants. À chaque nouvelle année, il remonte le temps. Le démarrage de 2025 n’a pas fait exception.  « Je me dis que la gamine aurait eu 44 ans. Même si ça aurait pu être un garçon, j’imagine une fille  » , plaisante le sexagénaire. Quelquefois, sa réflexion va plus loin  :«  Je me dis que si ça se trouve, j’aurais assumé, comme je l’ai fait pour les autres. J’aurais pu… Peut-être…  »

Malgré les années, Damien n’a jamais raconté à ses proches cet épisode de sa vie. Pourtant, sa mère l’a su, peu de temps après les faits. Mais jamais l’homme n’a pu découvrir qui le lui avait révélé. «  Elle était étonnée que je ne lui en ai pas parlé. Elle m’a dit «  mais ce n’était pas un problème  », avant de prendre des nouvelles de la santé de la fille, de me demander qui étaient ses parents et qui c’était, elle. Mais elle… Elle était déjà partie  »

Les hasards de la vie…

Au gré des hasards de la vie, Damien a pourtant eu, presque par inadvertance, des nouvelles de celle qu’il avait désignée comme son «  premier amour  » auprès de sa mère. «  J’ai eu quatre enfants, elle aussi. Et ce qui est plus étonnant, c’est que tous mes enfants, sauf un, sont nés la même année que chacun de ses enfants. C’est assez incroyable…  »

" C’est moi qui lui avait demandé, mais pourtant, je lui en voulais. C’est très paradoxal, je le sais…" Damien, 60 ans

* Tous les prénoms ont été modifiés