Un match derrière les barreaux

A l'occasion d'un match de football disputé entre les détenus de la prison de Ducos et une équipe de Martinique1ere, le journaliste Serge Bilé nous décrit, à travers un texte détaillé, l'expérience qu'il vient de vivre dans cet univers singulier.    
Je connais la prison. J'y ai séjourné des deux côtés des barreaux. En 1990, quand j'étais étudiant à la fac de lettres, j'ai enseigné l'allemand à la maison d'arrêt de Poitiers pendant deux ans. En 1993, alors que j'étais jeune journaliste à France 3, j'ai fait un mois de prison à Abidjan pour avoir critiqué le pouvoir ivoirien. Mais voilà, malgré cette double expérience personnelle, je suis toujours "saisi" quand je renoue avec le milieu carcéral.
 
Ça a encore été le cas ce matin pour le match de football que l’équipe de Télé et Radio Martinique était invitée à disputer avec des détenus de la prison de Ducos. Dès mes premiers pas à l’intérieur du bâtiment, je me suis senti comme oppressé. Tous ces barbelés, ces miradors, ces grandes portes en fer, fermées à triple tour.
 
En arrivant dans la salle polyvalente, qui sert de lieu de culte, de gymnase, et pour l’occasion de vestiaire, je remarque sur un mur une vingtaine de dessins réalisés par des prisonniers. Un tiers d’entre eux représente des scènes de tambour. Toujours la même image. Un homme seul joue de l’instrument devant un public familial qui admire sagement son talent. Trois ou quatre autres dessins illustrent des scènes scolaires : un garçon et une fille, cartable au dos, main dans la main, se rendent à l’école. Deux dessins plus loin font, quant à eux, la part belle à la liberté. On y voit des oiseaux déployant leurs grandes ailes pour voler dans le ciel.
 
J’aurais aimé en savoir plus sur les auteurs de ces œuvres, mais on n’a pas le droit de parler aux détenus. Ou, si on le fait, il faut s’en tenir à des banalités, sans possibilité de prendre des notes, puisqu’on nous a privés de nos portables et de nos stylos. J’arrive néanmoins, une fois dehors, sur la pelouse, à nouer quelques conversations, à l’arraché.
 
D’abord avec un jeune homme que j’avais rencontré dans cette même prison en… 1996. En fait, c’est lui qui s’est souvenu de moi et surtout du retourné acrobatique que j’avais fait ce jour là et qui s’était soldé par une évacuation à l’hôpital et un bras cassé. Mauvais souvenir. Je lui raconte que j’ai senti, en pénétrant dans la prison, une forte odeur de cannabis. Il m’explique alors comment la drogue entre dans l’établissement grâce à des complices qui, depuis l’extérieur, envoient la marchandise à l’aide d’une arbalète ou en lançant une balle de tennis qu’ils ont préalablement coupée en deux pour la fourrer de résine.
 
"Ça peut arriver, mais c’est surtout dans les films qu’on voit ça", nuance un surveillant. "Il y a de la drogue et de l’alcool ici", poursuit le détenu. "Les surveillants ne peuvent pas tout voir. Mais quand la pression est trop forte dans la prison, ils font des descentes en cellule et ça ne plaisante pas". Le jeune homme me parle ensuite de lui. Depuis notre dernière rencontre, il y a dix-huit ans, c’est, dit-il, son deuxième séjour derrière les barreaux. Cette fois, il a été pris pour vol, mais il promet, dès sa sortie en juin prochain, de se ranger pour de bon, d’autant qu’il a des enfants.
 
Comme lui, ils sont nombreux à récidiver et à revenir à la case prison après une première détention. "C’est un vrai problème", explique un surveillant. "Le pays va mal et c’est nous qui recueillons tout ça. Certaines personnes se sentent mieux ici qu’à l’extérieur, car elles ont déjà leurs repères. Ça peut paraitre étonnant, mais c’est une réalité". Un détenu me le confirme un peu plus tard : "Sans mentir, je me sens bien ici".
 
Sauf que pour les gardiens, on est loin de l’ambiance "colonie de vacances". Ils ne sont que 200 à gérer 1000 détenus, alors que la prison est prévue pour en accueillir environ 600 et qu’elle permet une trop grande porosité entre les prévenus et les condamnés, sans parler des mineurs qui jouxtent les délinquants les plus dangereux. Une surpopulation qui donne du fil à retordre aux gardiens, surtout quand on a affaire parfois à de fortes têtes. Il y en a quelques uns ici, que n’effraient même plus les quartiers d’isolement, où ils sont régulièrement consignés.
 
Les détenus modèles sont en revanche utilisés comme des auxiliaires. On les appelle d’ailleurs des "auxis". Ils sont employés pour l’entretien, travaillent en cuisine ou à la buanderie, moyennant un salaire compris entre 150 et 200 euros, selon l’un d’eux. L’argent c’est d’ailleurs le nerf de la guerre en prison. Ça permet, en plus des repas qui sont fournis, d’assurer sa "cantine", ces petits extras qui aident à supporter l’enfermement et la privation de liberté. Ça permet aussi d’atténuer les rigueurs de l’éloignement pour les  "indigents". C’est comme ça qu’on appelle généralement les étrangers, ceux qui subissent leur peine loin de chez eux. "Il y a une vingtaine de nationalités à Ducos", souligne un surveillant. On leur donne 20 euros par mois pour leur nécessaire. C’est mieux que rien.
 
Au bord de la pelouse, je croise un de ces indigents. C’est un Sud-Américain. Il parle espagnol et me promet une victoire de son équipe par "quatro à zéro". Je le sens heureux d’être en plein air et de se dépenser, toute sueur dehors, avec des gens qui viennent de l’extérieur. "Le sport, ça nous fait du bien", m’avoue un auxi. "Ça permet de s’extérioriser". Un surveillant confirme : "On leur apporte un plus avec le foot. Ils aiment ça. Malheureusement, vu le nombre de détenus et comme il faut faire un roulement, ils ne peuvent jouer qu’une fois par semaine".
 
Sur le terrain, tous, ou presque, tatoués ou non, ont un surnom : "Mangouste", "Taule", "Rock", ou "Tigana". D’autres ont pris pour pseudo le nom de leur commune ou pays d’origine comme " Vauclin", "Carbet", et "Italiano". Le gardien, lui, est un détenu colombien, et il se fait appeler, ça ne s’invente pas… "Cocaïno"!!
 
Autre particularité dans ce match, l’arbitre, un détenu comme les autres, ne porte pas de montre. C’est interdit. C’est donc un surveillant qui, depuis la touche, lui indique le temps qu’il reste à jouer. Au terme des 90 minutes, l’équipe de la prison s’incline par 6 buts à 3. Manque de chance pour le joueur hispanophone qui avait pronostiqué la victoire des détenus. Mais là n’était pas l’essentiel.
 
D’ailleurs, au moment de revenir au vestiaire, ils nous font une haie d’honneur en applaudissant pour montrer à quel point ils se réjouissent de notre visite. Belle émotion pour eux et pour nous...
 
Serge Bilé (Vendredi 10 janvier 2014)