Abus sexuels dans l’église : pourquoi un tel silence en Martinique ?

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Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (Ciase) n'a révèlé qu'une seule victime en Martinique. Il n'exclut pas que d'autres ont préféré le silence. Nadia Chonville, docteur en sociologie, analyse ce comportement.

Si le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (Ciase) dénombre entre 216 000 et 330 000 victimes mineures, les Outre-mer en compte 6 et une pour la Martinique. Un chiffre qui est certainement en deçà de la réalité.  

Nadia Chonville, docteur en sociologie, répond à nos questions pour comprendre la situation martiniquaise

►Qu'est-ce qui explique ce silence ?  

Dans le monde entier, suite à un crime sexuel, les enfants ont de grandes difficultés à révéler ce dont ils et elles ont été victimes et à dénoncer leur agresseur, surtout s'il s'agit d'un proche. C'est encore plus difficile dans le cadre de l'Église catholique parce que l'institution participe elle-même à la loi du silence. Beaucoup de prêtres considèrent que le secret de la confession leur interdit de dénoncer des crimes sexuels, et les familles des victimes peuvent abonder dans ce sens pour éviter ce qu'elles considèrent comme un scandale. Alors on règle ça en privé, on étouffe l'affaire. L'idée que les responsables religieux peuvent se faire justice et obtenir le pardon entre eux, hors de toute institution judiciaire laïque, et s'affranchir ainsi des lois de la République...c'est un frein terrible à l'ouverture de la parole. 


"La culture du viol"


À cela s'ajoute qu'en Martinique, on est dans une société d'interconnaissance, c'est-à-dire que tout le monde se connaît de près ou de loin. Les réseaux jouent un rôle social si important dans la famille, le quartier, au travail, dans l'ensemble de la communauté que les victimes, même en grandissant, peuvent se sentir sans ressources, sans possibilité d'échapper aux conséquences d'un jugement collectif. Car il faut bien admettre qu'aujourd'hui encore, lorsqu'une personne dénonce une agression sexuelle, elle est d'abord désignée comme responsable du crime dont elle est pourtant victime. C'est ce que l'on appelle la culture du viol. Tant que ce contexte, beaucoup de victimes ont la sensation que si elles révèlent ce qui s'est passé, leur vie en Martinique, leur possibilité de vivre en paix en Martinique pourra être fortement altérée. 

►Comment peut-on inverser cette tendance et libérer la parole des victimes ? 

Elle se libère déjà en Martinique grâce au travail des associations qui se battent pour les droits des femmes et des personnes vulnérables, avec des moyens dérisoires face à l'ampleur du phénomène. L'avancée des droits des femmes et la lutte contre la domination masculine bénéficient à la lutte contre la pédocriminalité. Dans un contexte macho, patriarcal, les hommes pervers sont convaincus qu'ils peuvent exercer librement leur domination parce que les femmes et les personnes vulnérables comme les enfants leur seraient inférieures. Un prêtre est un homme qui dispose d'un pouvoir important sur toute une paroisse. S'il est un prédateur sexuel, rien dans une société machiste ne le dissuadera de commettre des crimes contre des enfants, parce qu'il est persuadé qu'il ne lui arrivera rien. Le féminisme, qui progresse actuellement, conteste cette suprématie et peut mettre ces individus hors d'état de nuire, à l'Église comme ailleurs. 

"Il faut que la peur change de camp"

 

Mais ce combat est long, et pour l'accompagner, il faut que les victimes de pédocriminels obtiennent la justice.  Afin que les victimes de violences sexuelles vivent dans un monde dans lequel elles seront absolument certaines que leur parole est valable et écoutée, il faut que la peur change de camp. Il faut que l'institution judiciaire ait les moyens d'accompagner les victimes et de rechercher et poursuivre les criminels. Le plus urgent n'est pas de créer des lois, mais d'appliquer celles qui existent déjà afin que les criminels se retrouvent devant un tribunal. Comment porter plainte quand depuis son enfance, en silence, on constate que ce type de personne ne va pas en prison? Il faudrait investir massivement dans l'institution judiciaire et dans la prévention pour créer un cadre pénal et sociétal qui mette les victimes en confiance.

"Les moyens réels de faire trembler les prédateurs"

 

Il faut également que les crimes sexuels soient imprescriptibles. Souvent, les victimes de psychotraumatisme doivent faire un parcours psychiatrique très long avant d'être en mesure de dénoncer publiquement un crime sexuel. Il leur faut parfois 10, voire 20 ans avant d'être prêtes psychologiquement à déposer plainte. Alors il faut que le droit s'adapte aux victimes et pas l'inverse. 

Vous verrez dans les prochains jours des avalanches de dénonciations, mais si la pédocriminalité est véritablement un scandale innommable, on devrait donner aux juges, aux psychiatres et aux associations qui savent faire ce travail les moyens réels de faire trembler les prédateurs. Et vu le nombre d'enfants victimes, ça représente beaucoup d'argent. C'est peut-être pour ça qu'on ne fait rien de mieux que des rapports ? 

Les Évêques de France devraient se réunir en novembre 2021 afin de se concerter sur les mesures supplémentaires à mettre en place suite aux propositions du rapport Ciase.