Pas un seul joueur noir dans l’équipe d’Argentine de football. Quinze joueurs noirs dans l’équipe de France de football. Paradoxe, ironie de l’histoire, particularités du sport, les hypothèses sont variées. Un paradoxe d’autant plus fortement souligné que l’Argentine est un pays qui comptait à ses origines une forte minorité de captifs africains mis en esclavage puis de leurs descendants. Et que la France est un pays d’Europe qui ne compte que quelques centaines de milliers d’habitants venus d’Afrique et des Antilles.
D’un côté, nous avons un pays, l’Argentine qui a effacé de sa mémoire, de ses représentations et de sa vision du monde sa part africaine. Or, comme dans la plupart des colonies espagnoles des Amériques, la déportation des captifs venus d’Afrique a été massive. Cette main d’oeuvre a été utilisée plus tard comme de la chair à canon lors des guerres menant à l’indépendance en 1816. Plusieurs sources estiment à 30% la proportion d’Afro-argentins à ce moment-là.
Seulement, le nombre des descendants des anciens esclaves n’a cessé de diminuer durant un bon siècle, des années 1850 jusqu’à la Première guerre mondiale. Les épidémies ont ravagé les plus pauvres des Argentins, dont les Noirs. Puis, plusieurs régimes politiques ont favorisé l’immigration de populations européennes, d’Espagne et d’Italie notamment, pour contrebalancer la présence des Afro-argentins.
Cette politique a porté ses fruits, au point que l’effacement dans la conscience collective est considéré comme acquis. Le pays de 47 millions d’habitants compte, officiellement, un peu moins de 1% de personnes d’ascendance africaine. Pourtant, plusieurs recherches sociologiques montrent que la proportion d’Afro-argentins est beaucoup plus importante, tout comme celle des métis ou mulâtres, que ne le disent les statistiques.
Les Noirs d’Argentine totalement invisibles
La représentation mentale n’empêche pas la réalité. Un indice : le tango, mondialement connu, est une danse afro-américaine créée par et pour les descendants d'esclaves, avant de se généraliser à l’ensemble du pays, puis d’essaimer hors les frontières argentines.
L’absence historique de footballeurs noirs dans la sélection "albiceleste" (albâtre et ciel) se comprend selon cette logique. Pourtant, en Argentine comme dans la quasi-totalité des colonies européennes du continent américain, les travailleurs déportés ont puissamment contribué à l’expansion des domaines coloniaux puis aux luttes pour la souveraineté de chacun d’eux.
De l’autre côté, nous avons un pays, la France, qui est peuplée, même dans une faible proportion, de personnes nées dans ses anciennes colonies et de leurs descendants nés sur place. Une présence d’autant plus tolérée qu’elle est indispensable dans des secteurs variés de la vie économique, sociale, culturelle et sportive.
En l’absence de statistiques ethniques comme il en existe légalement en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, les estimations donnent de 4 à 5 millions d’afrodescendants installés en France. Il s’agit, d’une part, des 3 à 4 millions des personnes issues des trois premières générations d’immigrants d’Afrique noire. Et, d’autre part, des 800 000 personnes issues des deux premières générations de natifs d’Outre-mer d’ascendance africaine.
Les Noirs de France entre invisibilité et tolérance
Au total, de 6 à 8% de la population française pourrait être considéré comme d’origine africaine, globalement. Bien sûr, cette notion reste floue ou vague. Elle masque aussi une grande diversité entre les divers sous-groupes de cette communauté qui n’en est pas une, dans les faits. Et ce, même si les discriminations, la xénophobie et le racisme rythment le quotidien des Noirs de France, qu’ils soient français ou étrangers.
La sélection d’Argentine s’est toujours interdit d’intégrer des joueurs afrodescendants dans son effectif, alors même que le pays est riche de son apport venu d’Afrique. A l’inverse, la sélection de France s’enorgueillit d’intégrer dans son effectif des joueurs afrodescendants alors même que les originaires d’Afrique, au sens large, sont démographiquement minoritaires et socialement invisibles dans l’espace public.
La Coupe du monde de football 2022 permet, à la marge, de révéler des particularités liées à l’histoire singulière des participants à cet événement politico-sportif planétaire. Sauf que selon un consensus établi, il convient de respecter la règle de séparation du monde du politique et de l’univers du sport. Fort heureusement, la démocratie footballistique a des limites que la démocratie politique bafoue allègrement.