Francia Marquez première vice-présidente noire de Colombie, entame un combat contre le racisme dans le pays

Le président colombien élu Gustavo Petro et sa colistière Francia Marquez (à droite) célèbrent leur victoire à l'élection présidentielle à la Movistar Arena, dans la capitale colombienne Bogota, le 19 juin 2022.
La première vice-présidente noire de Colombie a fait de la lutte contre le racisme un de ses chevaux de bataille. Un racisme qu’elle qualifie de structurel, c’est-à-dire enraciné dans les institutions colombiennes, bien que les discriminations raciales aient officiellement disparu.

Première femme noire à accéder à un poste aussi élevé, elle tranche avec ses prédécesseurs, tous issus de l’élite d’origine européenne. Elle vient d’une communauté afro colombienne, installée dans les montagnes du département du Cauca depuis l’époque de l’esclavage.

Elle a connu le sort de nombreuses femmes noires de milieu rural. Mère célibataire à l’âge de 16 ans, elle est contrainte de partir en ville travailler comme employée domestique, le seul emploi accessible aux femmes de sa condition.

À Cali, capitale régionale, la plupart des employées de maison sont afrocolombiennes.

Inégalités de génération en génération 

Nous n’avions pas d’autre choix. C’est la place quasi obligatoire pour les femmes afro-colombiennes ou indigènes. La majorité de cette société a été élevée par des femmes comme celles-là.

Francia Marquez, première vice-présidente noire de Colombie

Ce que Francia Marquez appelle racisme structurel, ce sont les inégalités, qui se reproduisent de génération en génération et touchent en premier lieu les minorités ethniques. Ce sont aussi les politiques publiques, élaborées par les élites blanches, qui ont longtemps délaissé les régions peuplées de Noirs et d’Indigènes, régions aujourd’hui livrées à la violence des groupes armés et des narcotrafiquants.

Francia Márquez participa en una rueda de prensa en Bogotá (Colombia).

Ce n’est pas un hasard si en Colombie, la majorité des territoires habités par des Indigènes et des Afro-colombiens sont les plus exclus. Ce sont les territoires où l’État n’a pas garanti la satisfaction des besoins de base de la population.

Francia Marquez

Dans son village de La Toma, par exemple, les populations n’ont toujours pas l’eau potable, et les jeunes n’ont pas les mêmes chances de faire des études que ceux des villes. Les habitants de La Toma, qui vivent de l’agriculture et de l’exploitation artisanale de petites mines d’or, se sentent abandonnés par l’État, raison pour laquelle certains se livrent à la culture de la coca.

Le racisme structurel, c’est une structure d’oppression destinée à imposer la vision d’une population sur une autre, imposer la vision qu’il y a des personnes qui comptent plus que d’autres, et celles qui comptent moins, elles vivent en permanence dans la violence, non seulement la violence des groupes armés, mais la violence exercée aussi par l’État.

Francia Marquez se situe dans une perspective décoloniale

De fait, les populations noires et indigènes sont celles qui ont été le plus touchées par le conflit armé, et celles qui comptent proportionnellement le plus de personnes déplacées par les violences perpétrées par les guérillas, les narcotrafiquants, et les paramilitaires.

Les milices d’extrême droite, qui ont pullulé à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille avant qu’elles rendent les armes dans des conditions controversées, sont notamment coupables d’une politique de terreur souvent menée avec la complicité des forces armées.

Cette vision des élites qui ont toujours gouverné le pays depuis la colonie espagnole puis l’indépendance, se retrouve dans les politiques de développement qui ne tiennent pas compte des spécificités culturelles des minorités ethniques. Celles-ci, indigènes comme afrocolombiennes confèrent une valeur plus spirituelle que marchande à la terre, alors que les politiques publiques ont plutôt favorisé la grande propriété terrienne, l’agro-industrie, et l’activité minière, à travers des politiques d’ouverture aux compagnies multinationales.

Un portrait de la viceprésidente dans un village en Colombie.

Francia Marquez se situe clairement dans une perspective décoloniale, prédominante au sein de la gauche latino-américaine, qui voit les politiques économiques actuelles comme un prolongement des politiques de domination coloniale, et considère qu’il est urgent d’aider ces communautés à se développer autrement. À partir de leurs conceptions du monde et leurs philosophies de vie, appelées Buen vivir par les Amérindiens, Ubuntu par les Afro-colombiens.

Colombie

Contre toute attente, la Colombie a adopté en 1991 une Constitution extrêmement avancée en termes de droits des minorités. S’appuyant sur la Convention 101 de l’Organisation Internationnale du Travail, elle confère aux communautés indigènes et afrocolombiennes des droits territoriaux sur des terres qu’elles ont occupées de façon continue sur des siècles d’histoire. Elle a permis notamment d’asseoir sur un territoire bien défini un ensemble de revendications à la fois politiques, économiques et culturelles, mêlant auto-gouvernement, réappropiation des ressources naturelles, défense de l’environnement et préservation de l’identité.

Mon grand-père me disait toujours : un noir sans terre n’est pas libre, nous avons besoin d’un morceau de terre pour nous sentir un peuple, pour nous sentir une communauté. Parce que c’est le lieu dans lequel nous cultivons ce que nous sommes en tant que communauté.

Francia Marquez

"Les singes gouvernent maintenant !... "

Paradoxalement, le caractère progressiste de la Constitution colombienne n’a pas mis fin aux tendances les plus rétrogrades de la société colombienne. Un racisme viscéral s’est manifesté à la faveur de l’élection de Francia Marquez, comme s’il attendait l’arrivée d’une femme noire au pouvoir pour éclater.

"Ma présence ici, à la vice-présidence, a exacerbé ce qui existait déjà", reconnait-elle. "On ne peut pas dire que je suis arrivée et que tout d’un coup, le racisme est apparu. Non, il était déjà là. Mais cela l’a aggravé. Les gens ne le cachent plus, ils le mettent en avant. Y compris en me déshumanisant".

En septembre 2022, au cours d’un meeting de l’opposition, une femme, filmée par une journaliste, s’écrit : "Et ce singe, parce qu’elle a obtenu un million de votes, elle se prend pour la belle du village, pauvre singe. Les singes gouvernent maintenant !" La journaliste lui demande alors de qui elle parle. "De Francia Marquez !" répond-elle, vindicative. Et d’ajouter : "quelle éducation peut avoir un Noir !"

La femme a été poursuivie pour injures racistes. Mais l’événement semble avoir révélé ce que personne ne voulait voir : le racisme est toujours bien présent et enraciné en Colombie, alors qu’il a longtemps été nié. La nation colombienne s’est en effet construite sur l’idée qu’il ne pouvait y avoir de racisme, puisque la population est profondément métissée. En réalité, la valorisation du métissage a permis d’occulter le fait que plus on se rapprochait de la "blanchité" , à la fois physiologique et culturelle, plus on était avancé.

Il y a eu une politique de blanchissement qui disait qu’être noir, c’était mauvais, c’était synonyme de retard, que la société retournerait en arrière si ne se mélangeaient que les Noirs et les Indigènes, et que ce qui permettrait d’avancer, c’était le mélange avec les peuples européens.

Francia Marquez, première vice-présidente noire de Colombie

Selon elle, cette idéologie est toujours intacte. Elle raconte que dans son village, lorsqu’elle était petite, elle entendait souvent qu’il fallait se trouver un Blanc pour "améliorer la race".

Cette gradation dans les nuances de couleur se retrouve également dans l’invisibilité des Noirs à certains échelons de la société, comme dans les centres de pouvoir et les médias. La présence de personnes issues des minorités ethniques, afro-colombiennes ou amérindiennes, dans les hautes sphères de l’État, n’a jamais été proportionnelle à la part qu’elles représentent au sein de la population.

Dans les médias, la diversité se cherche à loupe, ce que dénonce

Les médias, de mon point de vue, appliquent quelque chose que j’appelle le noir de service ou, pour les connaisseurs du sujet, la fausse diversité. Nous sommes toujours dans une situation où il y a une personne afro pour chaque media. Je n’appelle pas cela de l’action affirmative. J’appelle cela une stratégie.

Edna Valencia, attachée de presse de Francia Marquez, première journaliste afrocolombienne

L’idéologie de la blanchité, que critique Francia Marquez, s’exprime également dans des comportements qui visent à nier l’identité afrocolombienne. Ainsi, pour apparaître dans les médias, pour accéder à des postes élevés, il est de bon ton de se rapprocher des codes esthétiques ou vestimentaires européens.

Le débat s’est cristallisé autour de la coiffure afro, lorsque l’aide de camp de Francia Marquez, Marta Chaverra, est devenue la première policière à ne pas se lisser les cheveux pour porter le képi, comme le stipule le règlement. "Ce que nous voulons c’est que l’institution reconnaisse que nous sommes différentes, que nous voulons être nous mêmes, et non ressembler à quelqu’un d’autre, pour rentrer dans l’institution", revendique-t-elle.

Pour Edna Valencia, la polémique que cela a suscitée est le marqueur d’une forme de racisme plus subtil.

Ce que l’on nous signifie, c’est qu’avec cette coiffure, nous ne pouvons pas être des professionnels, nous ne pouvons pas passer à la télévision, nous ne pouvons pas être policières, et ce que l’on nous vole ici, ce ne sont pas seulement nos cheveux, parce que si ce n’était qu’une question de coiffure, ce ne serait pas aussi préoccupant, mais c’est notre estime de soi, notre potentiel, notre propre beauté, et en plus de cela, notre santé, puisque les produits de lissage sont réputés toxiques.

Edna Valencia

Ainsi, le discours dominant sur le métissage a permis à la nation colombienne de s’appuyer essentiellement sur le pilier ibéro-européen de son histoire tout en reléguant dans le folklore, ou dans les marges, les autres piliers amérindiens et afros de la culture colombienne.

Depuis la Constitution de 1991, ces héritages culturels non européens sont acceptés au niveau des enclaves ethniques reconnues par l’État, mais les institutions restent dominées par le projet de construction de l’État-nation, né après l’Indépendance et inspiré du modèle européen.

Francia Marquez prône une politique de réparations

De plus, l’autonomie qui est accordée à ces territoires peuplés d’Afro-descendants ou d’Indigènes est toujours considérée comme une cause de sous-développement par les élites économiques, alors que pour Francia Marquez, c’est le racisme structurel qui est en cause.

Ceux qui gouvernaient pensaient qu’il n’y avait pas besoin de trop dépenser dans ces territoires parce que ceux qui y vivaient, ne méritaient pas les investissements de l’Etat. Aujourd’hui, c’est l’obligation de consulter les populations pour tout projet d’investissement, les droits fondamentaux des peuples indigènes et afro-descendants, les droits collectifs reconnus par la Constitution, qui sont considérés comme un obstacle au développement du pays.

Francia Marquez

Ainsi, la responsabilité du retard supposé, qui incombait aux corps racialisés aux XIXe et XXe siècle, pèse maintenant sur les droits des peuples indigènes et afros, synonymes de sous-développement.

"Mais de quel développement parle-t-on" ?, s’interroge Francia Marquez. "Ce développement ne garantit pas une vie digne pour ces populations". Dans une logique décoloniale, elle prône donc une politique de réparations et d’aide prioritaire à ces populations qui ont été historiquement discriminées. Une politique d’action affirmative plutôt bien acceptée par la société colombienne et qui ne suscite pas pour l’instant de critiques significatives.

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