Dans les premiers mois de 1972, le groupe folklorique martiniquais est en répétition aux Terres Sainville à Fort-de-France. Comme ils le font une fois par semaine, chanteurs et danseurs se retrouvent dans une maison du quartier pour mettre au point les spectacles qu’ils donneront dans les hôtels de l’île et sur les navires de croisières.
Dans la troupe, Suzon Sainte-Rose fait déjà partie des plus expérimentées. Elle en fait partie depuis 1964, depuis qu’elle a 15 ans. Entre l’école Pigier et le groupe folklorique, la jeune femme s’est longtemps contorsionnée avant d’abandonner définitivement la dactylographie et la comptabilité pour assouvir sa passion de la danse.
J’ai participé à mon premier spectacle sur Le Météor dans le port de Fort-de-France. C’était un bateau de la Compagnie Générale Transatlantique. En 1965, lorsqu’on a inauguré l’hôtel Bakoua à la Pointe-du-Bout, c’est moi qui ai coupé le ruban et j’ai dansé ensuite avec le groupe folklorique pour les premiers clients.
Suzon Sainte-Rose, directrice du Grand Ballet de Martinique
Dans les premiers mois de 1972, Suzon Sainte-Rose et ses camarades se retrouvent donc aux Terres Sainville à la nuit tombée. La répétition est supervisée par le chorégraphe américain Ronnie Aul. Le directeur du groupe folklorique Loulou Boislaville est également présent, ainsi qu’un homme et une femme venus spécialement de Paris.
Le couple observe la scénographie, scrute les pas de danse et les costumes, discute avec le chorégraphe et le directeur, puis s’en va au bout d’une heure, visiblement ravi. Loulou Boislaville et Ronnie Aul réunissent aussitôt chanteurs et danseurs pour leur annoncer la bonne nouvelle : le groupe folklorique est retenu pour faire l’ouverture des Jeux olympiques de Munich.
L’annonce prend tout le monde par surprise. À 23 ans, Suzon Sainte-Rose exulte à l’idée de "faire briller" son île avec ses camarades à la grande fête du sport. Une joie partagée également par une autre jeune femme, heureuse de "représenter" la Martinique en équipe de France. Il s’agit de la sprinteuse Emma Sulter.
À 20 ans, Emma Sulter s’est qualifiée pour les Jeux olympiques en réalisant les minima, lors du Mémorial Marie-Perrine organisé au stade Louis-Achille à Fort-de-France en mai 1972. Mais à l’époque, les sportifs antillais doivent reconfirmer dans l’Hexagone leurs performances accomplies en Martinique ou en Guadeloupe.
On nous demandait trop. On nous obligeait à faire des rencontres sur un rythme effréné, car ce qui s'était passé aux Antilles n'était pas pris au sérieux. L'expression d'alors était qu'ici nous avions des chronos en bois.
Emma Sulter, ancienne championne de France du 100 m
Emma Sulter est très sollicitée en juillet et en août 1972. Résultat des courses ? La sprinteuse se blesse quinze jours avant les JO et déclare forfait pour le 100 m. Sa déception est immense. Terrible contraste avec le bonheur des vingt-cinq chanteurs et danseurs du groupe folklorique martiniquais, arrivés déjà à Berlin, mais du mauvais côté du mur.
On a d’abord fait une tournée en Allemagne de l’Est. À la frontière entre les deux pays, les policiers nous ont arrêtés parce que deux noms avaient été ajoutés au dos de la liste des membres du groupe. Ils pensaient qu’on cachait des gens dans le bus et qu’on voulait les faire passer en Allemagne de l’Ouest. On a eu peur mais notre guide a vite réglé les choses. À Munich on était logé au village olympique. On a répété sur place dans une salle. Le jour venu on a dansé dans le stade. C’était impressionnant.
Suzon Sainte-Rose
Au village olympique, Suzon Sainte-Rose et ses camarades côtoient la délégation française, au sein de laquelle figure le spécialiste guadeloupéen du saut en longueur, Jacques Rousseau. Il personnifie les questionnements.
insulaires de l’époque, marquée par le BUMIDOM (l’émigration planifiée des habitants des départements d’outre-mer vers la France). Influencé par les idées indépendantistes en vogue dans les milieux intellectuel et sportif, impressionné par le poing levé des sprinters afro-américains Tommie Smith et John Carlos aux JO de Mexico en 1968, Jacques Rousseau est partagé entre son appartenance à la communauté antillaise et ses obligations d’athlète français de haut niveau.
"Je me posais des questions identitaires à 21 ans, je voulais être le représentant des Antilles, de la Guadeloupe", explique Jacques Rousseau. "Il fallait trouver un équilibre." Finalement, le jeune homme décide de coller symboliquement un morceau du maillot vert de l’équipe de Guadeloupe sur celui de l’équipe de France.
Quatre jours avant la finale du saut en longueur où Jacques Rousseau se classera dixième avec un bond à 7,65 m, l’impensable se produit.
Le 5 septembre 1972, vers 4h30, un commando palestinien s’introduit dans le village olympique. Vêtus de survêtements, huit hommes armés foncent vers les chambres de la délégation israélienne et ouvrent le feu : deux athlètes sont tués et neuf autres pris en otage.
Au réveil, faute d’informations, les délégations sportives et les membres du groupe folklorique martiniquais ne prennent pas encore la mesure du drame. Les Jeux Olympiques de Munich qui étaient censés faire oublier les JO de Berlin organisés par le régime nazi en 1936, viennent de basculer dans l’horreur.
J’ai été réveillée dans la nuit par des tirs et une grande agitation. J’ai pensé à quelque chose de grave mais je ne savais pas quoi. Ce matin-là, nous devions quitter le village olympique et nous rendre dans une autre ville pour danser. Nous avons donc préparé nos affaires. En sortant, j’ai vu qu’il y avait des militaires partout avec des mitraillettes. J’ai pensé que le dispositif de sécurité avait été renforcé pour une raison ou pour une autre.
Suzon Sainte-Rose
Alors que les membres du groupe folklorique martiniquais reprennent la route, la sanglante prise d'otages fait le tour du monde. Toutes les télés et radios en parlent. C’est dans le bus que Suzon Sainte-Rose et ses camarades apprennent avec effarement les détails de ce qui s’est réellement passé au petit matin dans le village olympique.
En Martinique aussi les parents des membres du groupe étaient inquiets pour ne pas dire effrayés, d’autant qu’ils ne pouvaient pas nous joindre. Ce n’était pas comme aujourd’hui où tout le monde a un téléphone portable. Ils se sont rués à l'Office du Tourisme de Martinique pour avoir des informations. Loulou Boislaville a appelé d’Allemagne pour donner de nos nouvelles et rassurer nos familles.
En Martinique justement, la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich jette un froid général. Sur l’île, le soutien au peuple palestinien ne s’est jamais démenti. À coup de manifestations, de tracts, de prise de parole, les anticolonialistes, indépendantistes, autonomistes lui témoignent régulièrement leur solidarité.
"Jésus Christ était Palestinien, n’est-ce pas ? Quelle différence y a-t-il entre un Palestinien et un Juif ?", lance Aimé Césaire. Si le poète épouse la cause palestinienne, il s’affranchit cependant de toute haine. Pour lui, "le nègre est aussi le Juif", c’est-à-dire "celui qui par son existence est menacé, exclu, marginalisé, sacrifié".
Deux ans avant les JO de Munich, Aimé Césaire a perdu son frère cadet, mort lui aussi dans un attentat palestinien. Le vol Zurich/Tel-Aviv à bord duquel il voyageait avait explosé en plein ciel, le 21 février 1970. En réponse à Yasser Arafat, président de l'OLP, qui lui exprimait ses regrets, le poète avait écrit : "Georges Césaire était un homme avant tout !"
Ça relativise l’action que l’on peut mener. En fait, ce n’est pas parce que c’est le frère d’Aimé Césaire que c’est dur et inacceptable. C’est parce que tuer un homme qui n’y est pour rien, tuer des hommes qui n’y sont pour rien, ça soulève toujours une grande interrogation.
Michèle Césaire, fille d’Aimé Césaire
Le 5 septembre 1972, le groupe folklorique martiniquais poursuit sa tournée en Allemagne de l’Ouest. Pendant ce temps, à Munich, la prise d’otages continue. Le commando baptisé "Septembre noir" s’est retranché dans la soirée dans un aéroport militaire à une trentaine de kilomètres du village olympique. Il réclame la libération de deux-cents prisonniers palestiniens en échange des otages israéliens.
Les services de sécurité finissent par donner l’assaut. Les neuf sportifs israéliens et un policier allemand sont tués, cinq des huit preneurs d'otages sont abattus et les trois autres capturés.
Cinquante ans après ce "bain de sang", l'Allemagne reconnait sa responsabilité et demande "pardon" aux proches des victimes de la prise d'otage.