Vie chère dans les Outre-mer : des visions divergentes sur les causes et les leviers à actionner

Pancarte contre la vie chère (illustration).
Deux parties prenantes des tables rondes d’octobre dernier sur la vie chère - à savoir le président du Conseil exécutif de la CTM, Serge Letchimy, et l'enseigne "Carrefour Martinique" - ont récemment rappelé leurs engagements et attentes respectives dans ce dossier devenu historique dans les outre-mer. Des rappels et annonces qui pour certains spécialistes des mécanismes de la vie chère dans nos territoires, auraient des effets tout à fait "secondaires" sur la baisse des prix.

Dans un courrier en date du 17 décembre dernier et adressé au nouveau 1er ministre, François Bayrou, le président du Conseil exécutif de la CTM affirme que "le processus de mise à zéro de l’octroi de mer est enclenché" et qu’il "sera effectif dans quelques jours". Avant d’ajouter que "cela représente un effort de 7 millions d’euros pour les communes et la Collectivité".

Un dirigeant qui, dans ce texte, n’omet pas de souligner les engagements des autres signataires majeurs du protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère, acté le 16 octobre dernier.

Il est crucial que l’État respecte ses engagements, en particulier la mise en œuvre du mécanisme de compensation des frais d’approche, pour lequel une participation de l’Etat est attendue à hauteur de 11 millions d’euros. Il en est de même pour la mise en œuvre de la baisse de la TVA sur les 69 familles de produits identifiées, pour laquelle des moyens adéquats doivent être engagés dans le cadre du Projet de Loi de Finances pour 2025. Les distributeurs et les grossistes doivent également respecter les engagements pris, notamment en ce qui concerne la réduction des marges pratiquées en valeur et la répercussion des baisses de la TVA et de l’octroi de mer sur les prix en magasin.

Serge Letchimy, à François Bayrou

Comme en écho à ces rappels faits par le président du Conseil exécutif, un communiqué de presse de Carrefour Martinique, en date du 18 décembre dernier, indique un certain nombre d’annonces.

À partir du 2 janvier prochain, seront mis en oeuvre la suppression de l’octroi de mer, grâce à l’engagement de la CTM (et) l’anticipation de l’investissement de baisse de marge par Carrefour Martinique. Ces mesures permettront une baisse immédiate des prix permanents de 8 à 9 % en moyenne sur les 54 familles de produits de grande consommation dans nos magasins.

Carrefour Martinique

"L'effort correspondait, pour l'ensemble des distributeurs, à peu près à 7 millions d'euros"

Christophe Bermont, le directeur des hypermarchés Carrefour de Martinique, apporte quelques précisions quant à ces annonces. Des explications nécessaires, dans un contexte d’engagements financiers différés au niveau de l'Etat, suite à la motion de censure ayant visé le gouvernement démissionnaire de l’ancien 1er ministre Michel Barnier.

Le protocole d'objectifs et de moyens prévoyait un "effet cascade". C’est-à-dire que l’article bénéficie de la continuité territoriale, de la baisse d’octroi de mer (…) donc cet article voit son prix d’achat réduit, lorsqu’il bénéficie de tous ces avantages. C’est sur ce prix d’achat réduit que le distributeur appliquerait sa marge et l’effort correspondait, pour l’ensemble des distributeurs, à peu près à 7 millions d’euros. Les mesures que j’ai évoquées ne s’appliquant pas, à l’exception de l’octroi de mer, nous avons décidé, dans notre part de ces 7 millions, de les mettre déjà dans les prix. Donc d’anticiper, alors que les effets cumulatifs ne sont pas encore appliqués. Voilà pourquoi il y a une notion d’anticipation et de baisse de marges. La part que nous avions prévue d’investir dans la baisse des prix est anticipée et mise dès le 2 janvier dans les prix, alors même que tous les mécanismes ne sont pas mis en place.

Christophe Bermont, directeur des hypermarchés Carrefour de Martinique

Puis le dirigeant d’éclaircir un autre élément, et non des moindres, de ce communiqué de presse.

Le prix permanent ou prix de ‘’fond de rayon’’, c’est le prix auquel l’article est vendu communément ou quotidiennement, et qui se distingue d’un prix promotionnel. C’est sur ce prix de vente permanent que la baisse va s’appliquer.

Christophe Bermont

Ce communiqué de Carrefour Martinique s’achève par la mention de l’attente par l’enseigne, de "la mise en place des engagements de l’Etat, à savoir la suppression de la TVA sur 54 familles de produits de grande consommation, la neutralisation des frais d’approche, la négociation de l’application des tarifs exports". De possibles leviers contre la vie chère, qui n’ont pas convaincu un homme qui s’est penché sur les mécanismes de la grande distribution dans les outremers. 

"Ces réalités contribuent à la vie chère, mais de façon très secondaire"

Auteur de plusieurs rapports sur le marché de la distribution de détail dans ces territoires, Christophe Girardier était entendu le 14 novembre dernier par la "délégation sénatoriale aux outre-mer" de la Chambre haute du Parlement. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a fait entendre une musique tout à fait dissonante quant aux causes de la vie chère et aux leviers à actionner afin d’y remédier. Evoquant le protocole d’objectifs et de moyens acté en octobre, l’auditionné fut en effet explicite.

Non, la vie chère ne s’explique pas par l’insularité et les frais d’approche. Ces réalités contribuent à la vie chère, mais de façon très secondaire. (…) Rester sur l’écume des vagues, ce serait simplement dire "on va toucher à l’octroi de mer, on va toucher à la TVA et on va régler le problème". Je ne remets pas en cause la bonne volonté de la Collectivité Territoriale de Martinique, mais je suis consterné de voir que cet accord se fonde sur une analyse qui n’est pas la bonne. Cet accord agit sur deux marqueurs, l’octroi de mer et la TVA. (…) Ces deux mesures n’auront aucun impact, ou très marginal.

Christophe Girardier, devant la "délégation sénatoriale aux outre-mer"

Lors de son audition au Sénat, le spécialiste a souligné que les causes de la vie chère dans les outre-mer, donc en Martinique, étaient d’abord à chercher dans un "modèle qui n’a pas renoncé au système de l’économie de comptoir", ainsi que dans une "structuration conglomérale" (enseignes de sports-loisirs, de magasins de bricolage, de distribution de véhicules automobiles, de pièces détachées etc., détenus par un même groupe économique) ou encore dans un "exercice excessif des marges arrière".

Cette pratique de marge arrière est d’ailleurs récurrente dans les récents débats sur les causes de la vie chère dans les outre-mer. Durant son audition Christophe Girardier a partagé quelques illustrations, à l'écouter, de cette pratique par la grande distribution.

La marge arrière c’est le fait pour les distributeurs d’exiger de leurs fournisseurs des montants à payer au titre de la coopération commerciale. C’est le fait par exemple, pour un industriel qui voudra mettre en valeur ses produits dans les rayons d’un hypermarché, de payer pour ça. Ces hypermarchés deviennent des médias, donc si vos produits ne sont pas exposés vous perdez du chiffre d’affaires. Et ce sont les distributeurs qui ont la main là-dessus.

Une thématique de marge arrière qui a semblé inspirer Christophe Girardier face à la délégation sénatoriale aux outre-mer. Comme en atteste cette seconde illustration par l’exemple.

Il y a une deuxième marge arrière, qu’on appelle les bonifications de fin d’année. C’est le fait pour un distributeur de facturer à son fournisseur, en fin ou en cours d’année, une remise qui s’applique à l’ensemble du chiffre d’affaires, au titre de l’atteinte des objectifs fixés. Alors évidemment, quand vous êtes en situation dominante vous atteignez toujours les objectifs. D’ailleurs c’est vous-même qui les fixez. Et ces marges arrière peuvent aller de 5% du chiffre d’affaires annuel, à 25%. J’ai même vu 28%.

Christophe Girardier

Selon la position où l’on se situe - et parfois les intérêts que l’on défend - les causes de la vie chère et les leviers à actionner afin d’y remédier, divergent sensiblement chez les divers acteurs et analystes d’une réalité devenue historique dans nos territoires.