Retracer les pas des Aborigènes depuis 55 000 ans, c’est le projet vertigineux des chercheurs du centre de l’ADN ancien de l’université d’Adelaïde. Ils exploitent pour cela une manne scientifique inattendue : les cheveux de 5500 Aborigènes, collectées des années 1930 aux années 1960.
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Pendant près de 40 ans, ils ont sillonné l’outback, les réserves, les missions, pour interroger les Aborigènes, leur prélever des cheveux, et parfois du sang. L’anthropologue australien Norman Tindale interrogeait les Aborigènes sur leur ascendance, les chants, les danses, les cérémonies, le chant des pistes qu’ils connaissaient, l’organisation sociale des clans, les systèmes de parenté, etc. Son collègue américain, Joseph Birdsell, anthropologue à Harvard, secondé par sa femme, Bee, prenait les mesures anthropométriques.
Ils étaient engagés dans une course contre la montre pour documenter un monde sur le point de disparaître. À l’époque, les anthropologues pensaient que les Aborigènes étaient menacés d’extinction pure et simple.
En 1938 et 1939, le trio a fait plusieurs séjours à la mission aborigène de Point Pearce, dans la péninsule de Yorke, en Australie du Sud. C’est là que vivait le petit Lewis O’Brien, alors âgé de 8 ans. Près de 80 ans plus tard, il a encore un souvenir très vif de la visite des deux anthropologues.
« C’était perturbant pour moi de me faire mesurer, témoigne-t-il. Ils m’ont mesuré le bras, puis ils m’ont mis un compas céphalique sur la tête pour mesurer mon crâne. Puis mes jambes. Et ils ont aussi évalué mes capacités intellectuelles, ils ont même emporté mes devoirs de maths, mes dessins, et mes devoirs d’anglais. Ils ont aussi noté mon arbre généalogique, mon lieu de naissance, qui étaient mon père et ma mère. »
Norman Tindale et Joseph et Bee Birdsell ont aussi déterminé la largeur du nez du petit Lewis, puis classé sa couleur de peau sur une échelle allant du plus foncé au plus clair. Enfin, Lewis O’Brien, a aussi du donner une poignée de cheveux aux anthropologues, comme l’ont fait environ 5500 Aborigènes, sans qu’on leur demande leur consentement, bien que dans beaucoup de peuples aborigènes, les cheveux aient une valeur sacrée. Dans certains cas, les anthropologues ont aussi prélevé des échantillons de sang.
« C’est l’aspect gênant (de ces recherches), mais je pense que si on m’avait demandé mon avis, j’aurais dit oui, estime aujourd’hui Lewis O’Brien, avec le recul. Mais à l’époque, nous n’étions pas traités comme des interlocuteurs, nous étions considérés au même rang que la faune et la flore, donc ils pouvaient nous faire tout ce qu’ils voulaient. J’étais petit, et ça m’a rendu triste. Je me suis senti comme un cobaye. »
Pour ne pas réitérer les erreurs du passé, les chercheurs ont lancé un processus de consultation avec les descendants des Aborigènes dont les cartes anthropométriques se trouvent dans la collection Tindale, afin d’obtenir l’autorisation d’étudier leur ADN. Beaucoup ont donné leur accord.
Aujourd’hui, son équipe analyse les échantillons de la collection Tindale, hébergés par le musée d’Australie du Sud. C’est l’Aboriginal Heritage Project.
« Quand nous analysons l’ADN féminin, et le corrélons avec le lieu de naissance de la femme la plus âgée de la lignée dont on se souvienne, explique le professeur Alan Cooper. On place l’ADN trouvé sur une carte, et au fur et à mesure que nous analysons les ADN, nous constatons une forte concentration de séquences similaires dans un endroit, et alors on conclut qu’il est possible que ce soit dans cet endroit que la lignée familiale est née. Ensuite les membres de cette lignée ont bougé au gré des échanges commerciaux ou des mariages. »
C’est ainsi que l’équipe du professeur Cooper forme le projet de remonter aux origines du peuplement de l’Australie. C’est une entreprise ambitieuse car on ne sait quasiment rien de l’Australie avant le début de la colonisation, en 1788.
« Dans nos recherches sur ces cheveux, nous sommes tombés sur des séquences ADN typiques des populations de Papouasie Nouvelle-Guinée, explique-t-il. Or nous savons que la dernière fois que l'Australie et la Papouasie Nouvelle-Guinée étaient reliées, et que les hommes pouvaient marcher d'une terre à l'autre, c'était il y a 10 000 à 11 000 ans, quand le niveau de l'océan était bien plus bas. (...) Mais nous espérons remonter jusqu'à 55 000 ans quand les premiers Australiens migraient à la recherche de nouvelles terres. »
« J’étais tellement stupéfait, raconte l’ancien. Cette banque d’ADN va aider des Aborigènes des générations volées à savoir d’où ils viennent. Ça m’a toujours tellement frustré de ne pas pouvoir répondre aux questions des gens qui m’approchaient pour me demander si je savais de quelle famille ils avaient été volés.»
Outre la banque d’ADN, les relevés des anthropologues sur les coutumes, les chants, les danses, etc., des Aborigènes dont ils prenaient les mesures, ont aussi permis de sauvegarder des pans entiers de culture. « Des dictionnaires ont pu être recréés grâce aux archives collectées, se réjouit Fran Zilio, la conservatrice du fonds Tindale au musée d’Australie du Sud.Il y a aussi des cérémonies qui ont été redécouvertes et qui maintenant se tiennent grâce aux films tournés par les anthrolopologues, donc c’est très enthousiasmant pour moi. » S’il n’a pas apprécié les méthodes des anthropologues, Lewis O’Brien reconnaît les aspects positifs de leur travail. « Ce qu’ils m’ont fait quand j’étais petit était désagréable,souligne-t-il. Mais plus tard j’en suis venu à admirer le travail de Tindale. (…) Sans lui nous n’aurions pas toutes ces données aujourd’hui. Ce qu’il a fait est merveilleux. »
L’autre question-clé concerne les titres de propriété indigènes sur les terres. L'ADN pourrait-il être réclamé, à l’avenir, par les juges? Là encore, le professeur Cooper n’y croit pas. « Les analyses ADN ne sont pas suffisamment précises, tranche-t-il. Même s’il y a une concentration de séquences similaires dans un endroit, on peut les trouver dans d’autres endroits. Les gens ont beaucoup bougé et se sont mariés. Et puis, la localisation géographique d’un foyer de séquences génétiques n’atteint pas la (petite) échelle des terres revendiquées par les peuples aborigènes. »
Cet article est basé sur le reportage de Daniel Browning, diffusé dans son émission "Awaye!", sur Radio National (ABC). Pour l'écouter en intégralité, cliquez ici.
Ils étaient engagés dans une course contre la montre pour documenter un monde sur le point de disparaître. À l’époque, les anthropologues pensaient que les Aborigènes étaient menacés d’extinction pure et simple.
En 1938 et 1939, le trio a fait plusieurs séjours à la mission aborigène de Point Pearce, dans la péninsule de Yorke, en Australie du Sud. C’est là que vivait le petit Lewis O’Brien, alors âgé de 8 ans. Près de 80 ans plus tard, il a encore un souvenir très vif de la visite des deux anthropologues.
« C’était perturbant pour moi de me faire mesurer, témoigne-t-il. Ils m’ont mesuré le bras, puis ils m’ont mis un compas céphalique sur la tête pour mesurer mon crâne. Puis mes jambes. Et ils ont aussi évalué mes capacités intellectuelles, ils ont même emporté mes devoirs de maths, mes dessins, et mes devoirs d’anglais. Ils ont aussi noté mon arbre généalogique, mon lieu de naissance, qui étaient mon père et ma mère. »
Norman Tindale et Joseph et Bee Birdsell ont aussi déterminé la largeur du nez du petit Lewis, puis classé sa couleur de peau sur une échelle allant du plus foncé au plus clair. Enfin, Lewis O’Brien, a aussi du donner une poignée de cheveux aux anthropologues, comme l’ont fait environ 5500 Aborigènes, sans qu’on leur demande leur consentement, bien que dans beaucoup de peuples aborigènes, les cheveux aient une valeur sacrée. Dans certains cas, les anthropologues ont aussi prélevé des échantillons de sang.
« C’est l’aspect gênant (de ces recherches), mais je pense que si on m’avait demandé mon avis, j’aurais dit oui, estime aujourd’hui Lewis O’Brien, avec le recul. Mais à l’époque, nous n’étions pas traités comme des interlocuteurs, nous étions considérés au même rang que la faune et la flore, donc ils pouvaient nous faire tout ce qu’ils voulaient. J’étais petit, et ça m’a rendu triste. Je me suis senti comme un cobaye. »
Pour ne pas réitérer les erreurs du passé, les chercheurs ont lancé un processus de consultation avec les descendants des Aborigènes dont les cartes anthropométriques se trouvent dans la collection Tindale, afin d’obtenir l’autorisation d’étudier leur ADN. Beaucoup ont donné leur accord.
L’ADN permet d’aller au-delà de la mémoire humaine
Dans les années 30, les technologies de l’ADN n’existaient pas encore, Joseph Birdsell ne savait donc pas que sa compulsion d’amassage d’échantillons capillaires pourrait, possiblement, transformer l’histoire des peuples aborigènes. Car l’ADN pourrait permettre d’aller au-delà de la mémoire humaine. « On remonte à 6, 7, 8 générations, puis la tradition orale se perd », constate Alan Cooper, le directeur du centre de l’ADN ancien, à l’université d’Adelaïde.Aujourd’hui, son équipe analyse les échantillons de la collection Tindale, hébergés par le musée d’Australie du Sud. C’est l’Aboriginal Heritage Project.
« Quand nous analysons l’ADN féminin, et le corrélons avec le lieu de naissance de la femme la plus âgée de la lignée dont on se souvienne, explique le professeur Alan Cooper. On place l’ADN trouvé sur une carte, et au fur et à mesure que nous analysons les ADN, nous constatons une forte concentration de séquences similaires dans un endroit, et alors on conclut qu’il est possible que ce soit dans cet endroit que la lignée familiale est née. Ensuite les membres de cette lignée ont bougé au gré des échanges commerciaux ou des mariages. »
C’est ainsi que l’équipe du professeur Cooper forme le projet de remonter aux origines du peuplement de l’Australie. C’est une entreprise ambitieuse car on ne sait quasiment rien de l’Australie avant le début de la colonisation, en 1788.
« Dans nos recherches sur ces cheveux, nous sommes tombés sur des séquences ADN typiques des populations de Papouasie Nouvelle-Guinée, explique-t-il. Or nous savons que la dernière fois que l'Australie et la Papouasie Nouvelle-Guinée étaient reliées, et que les hommes pouvaient marcher d'une terre à l'autre, c'était il y a 10 000 à 11 000 ans, quand le niveau de l'océan était bien plus bas. (...) Mais nous espérons remonter jusqu'à 55 000 ans quand les premiers Australiens migraient à la recherche de nouvelles terres. »
L’ADN au secours des générations volées
L’ADN a même changé la vie de Lewis O’Brien. Ses cheveux et les autres données amassées par Tindale et Birsdsell ont révélé qu’il n’appartenait pas au peuple Narungga, sur les terres desquelles il a grandi, dans la mission de Point Pearce, mais au peuple Kaurna, qui vit à plus de 200 km de là, toujours en Australie du Sud.« J’étais tellement stupéfait, raconte l’ancien. Cette banque d’ADN va aider des Aborigènes des générations volées à savoir d’où ils viennent. Ça m’a toujours tellement frustré de ne pas pouvoir répondre aux questions des gens qui m’approchaient pour me demander si je savais de quelle famille ils avaient été volés.»
Outre la banque d’ADN, les relevés des anthropologues sur les coutumes, les chants, les danses, etc., des Aborigènes dont ils prenaient les mesures, ont aussi permis de sauvegarder des pans entiers de culture. « Des dictionnaires ont pu être recréés grâce aux archives collectées, se réjouit Fran Zilio, la conservatrice du fonds Tindale au musée d’Australie du Sud.Il y a aussi des cérémonies qui ont été redécouvertes et qui maintenant se tiennent grâce aux films tournés par les anthrolopologues, donc c’est très enthousiasmant pour moi. » S’il n’a pas apprécié les méthodes des anthropologues, Lewis O’Brien reconnaît les aspects positifs de leur travail. « Ce qu’ils m’ont fait quand j’étais petit était désagréable,souligne-t-il. Mais plus tard j’en suis venu à admirer le travail de Tindale. (…) Sans lui nous n’aurions pas toutes ces données aujourd’hui. Ce qu’il a fait est merveilleux. »
Risques éthiques: le certificat d’aboriginalité et le titre de propriété
Malgré cela, Uncle Lewis reconnaît que des questions éthiques sur l’utilisation de ces informations génétiques doivent encore être éclaircies, au premier rang desquelles: l’ADN sera-t-il un jour demandé par les autorités comme preuve d’aboriginalité – alors que pour le moment, il faut être reconnu et accepté par les anciens pour être admis comme Aborigène ? La question est très sensible dans les communautés aborigènes. Mais d’après Alan Cooper, elle n’est pas fondée, car, souligne-t-il, « nous ne mesurons qu’une infime proportion de l’ADN, moins d’1%, donc le test lui-même n’est pas suffisant pour confirmer l’identité – c’est une question de sentiment d’appartenance, pas de génome ».L’autre question-clé concerne les titres de propriété indigènes sur les terres. L'ADN pourrait-il être réclamé, à l’avenir, par les juges? Là encore, le professeur Cooper n’y croit pas. « Les analyses ADN ne sont pas suffisamment précises, tranche-t-il. Même s’il y a une concentration de séquences similaires dans un endroit, on peut les trouver dans d’autres endroits. Les gens ont beaucoup bougé et se sont mariés. Et puis, la localisation géographique d’un foyer de séquences génétiques n’atteint pas la (petite) échelle des terres revendiquées par les peuples aborigènes. »
Cet article est basé sur le reportage de Daniel Browning, diffusé dans son émission "Awaye!", sur Radio National (ABC). Pour l'écouter en intégralité, cliquez ici.