Ces citoyens calédoniens qui veulent faire entendre la voix de la «société civile modérée»

Des Calédoniens ont diffusé ce week-end une «tribune libre» dans laquelle ils expriment leur sentiment sur la réalité de la délinquance dans le pays, ses causes et les éventuelles pistes de solution. But de la démarche: participer à la réflexion collective à quelques mois du référendum.
«A quelques mois du référendum, nous, citoyens calédoniens qui étions enfants pendant les événements et qui constituons aujourd’hui la population active du pays, avons décidé d’exprimer publiquement notre sentiment sur la question de la délinquance dans notre pays. Nous constatons en effet que certains voudraient l’utiliser pour attiser les tensions à l’aube de la consultation référendaire.»

Une tribune libre et signée

C'est par ces mots que commence le texte de quatre pages diffusé ce week-end, à partir des réseaux sociaux. Pas un document anonyme mais une tribune libre signée par ses auteurs. Parmi les 37 noms qui concluent cet avis (lire en encadré), on retrouve une majorité d'acteurs du monde de la culture, mais aussi des journalistes, des entrepreneurs ou des enseignants. Des Calédoniens qui précisent représenter «toutes les sensibilités politiques du pays: indépendantistes, loyalistes et aussi, des personnes sans avis arrêté».


«Peuple»​

S'ils ont décidé d'entrer dans le débat public, c'est, expliquent-ils, pour faire aussi entendre la voix d'«une société civile modérée». Et ainsi éviter que les avis les plus audibles soient parmi les plus extrêmes. «Malgré nos divergences, disent ces citoyens, nous sommes tous persuadés que derrière la mosaïque de communautés du territoire, un véritable peuple calédonien s’est forgé peu à peu, avec son système de valeurs, ses références, ses différences et surtout ses intérêts propres.»

«Grille de lecture passéiste»

Or, les signataires de la tribune dénoncent l'interprétation réductrice qui limiterait la société calédonienne à un clivage entre loyalistes et indépendantistes: «Nous restons trop souvent avec cette grille de lecture passéiste qui empêche de traiter les questions de fond, qui entretient les discours démagogiques et qui a créé de nombreux effets pervers».

Replacer dans un contexte

Le texte qui circule s'efforce de replacer dans son contexte le phénomène de la délinquance tel qu'il apparaît aujourd'hui: «Pour régler un problème, il faut en avoir une appréhension juste et sortir des réflexes communautaires. Il nous faut regarder les faits avec discernement, sans tabou, ni agressivité. Oui, il y a plus de délinquance aujourd’hui que par le passé. Mais, dans quelle proportion ?»

Sur la délinquance des mineurs

Et de comparer les données relatives au Caillou au contexte national. «D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, en 2017, quelque 18,1 % des personnes mises en cause dans les affaires de délinquance au niveau national (hors infraction routière) sont des mineurs, tandis que cette part est de 23,4 % en Nouvelle-Calédonie, détaille le document. Il y a donc davantage de délinquance des mineurs ici qu’en France métropolitaine. Mais dans une proportion qui reste proche de la moyenne nationale.»

Violences conjugales

Par ailleurs, «aujourd’hui, les violences les plus importantes dans notre pays sont aussi les plus discrètes : elles se déroulent dans l’intimité familiale. Les violences conjugales sont vingt fois plus importantes en Nouvelle-Calédonie qu’en métropole !», est-il rappelé. «Ces violences sont intolérables ! Tout autant que les vols et les cambriolages. Nous regrettons que nos responsables politiques et coutumiers ne les dénoncent pas avec la même vigueur et la même régularité que celles qu’ils mettent à vilipender la délinquance des jeunes.»

La «communauté kanak» particulièrement touchée

Les auteurs de la tribune poursuivent dans cette volonté de décrire la réalité des choses: «Cette violence touche en majorité la communauté kanak, qui est également la première affectée par la consommation excessive d’alcool. Cette situation nous préoccupe tous : quand un des membres d’une famille a des difficultés, tous ses frères et sœurs s’alarment. Nous sommes comme une famille, tous préoccupés par les maux et les drames qui touchent l’une ou l’autre de nos communautés car nous formons une seule société.» 

Pour des politiques publiques ciblées

Proposition: «Il faut mettre en place des politiques publiques qui ciblent en priorité la communauté kanak au nom de la société calédonienne dans son ensemble, comme on met en place des politiques qui ciblent les jeunes, les femmes, etc.»

Facteurs

Le texte énumère ce qui aurait selon ses auteurs nourri la montée de la délinquance et de la violence: «Beaucoup de facteurs y ont contribué: notre histoire et la colonisation ; le machisme de la société calédonienne dans son ensemble ; la question de l’alcool si difficile à réguler tant les intérêts économiques sont défendus ardemment par ceux auxquels ils profitent dans la communauté européenne ; les inégalités économiques qui restent majeures, malgré des avancées incontestables, et qui pèsent majoritairement sur les Kanak ; la déscolarisation massive de nos jeunes avec un taux d’illettrisme important ; les lacunes dans la transmission de notre histoire, que l’on veuille minimiser les maux de la colonisation, ou les avancées de la décolonisation, etc.» 

Appel à tous

Après les éléments d'explication, l'exhortation à réagir: «Nous, citoyens calédoniens, appelons l’ensemble de nos responsables politiques, religieux, coutumiers, syndicaux et économiques, de tous bords, à utiliser tous les leviers à leurs dispositions pour construire un pays plus juste et améliorer le soutien à la jeunesse de notre pays. Nous appelons nos responsables à s’exprimer avec plus de mesure et de justesse, sans chercher à épargner les uns ou les autres, ou à nous enflammer. Nous appelons nos concitoyens, dont nous partageons sincèrement l’exaspération et l’inquiétude, à ne pas sombrer dans des jugements trop simplistes et à consolider chaque jour le "Vivre ensemble".»

«Nous avons le pays et la délinquance que nous méritons»

«Un célèbre adage dit que nous avons les élus que nous méritons, formulent les signataires du texte. Nous avons aussi le pays et la délinquance que nous méritons. Tant que nous ne nous attaquons pas aux vrais problèmes de notre société, nous continuerons à subir les inégalités, la vie chère, la violence et surtout à voir une partie de notre jeunesse se perdre. Car la jeunesse kanak et océanienne, qui est la plus concernée par ces questions, est bien notre jeunesse à tous. C’est tout le sens de cette tribune.»
Les signataires de la tribune
Par ordre alphabétique

Axelle Bernut, chef d’entreprise 
Patrick Boula, professeur de lettres, d’histoire et de géographie 
Jenny Briffa, journaliste et productrice
Stéphane Camerlynck, chef d’entreprise 
Jean-Francis Clair, consultant
Diane-Lise Da-Ros
Luc Deborde, éditeur
Auriane Dumortier, auteure et éditrice
Alexandra Gardner, responsable de structure culturelle
Samuel Gorohouna, économiste
Sébastien Holdrinet, chef de service culture
Emilie Huguon, pédiatre
Claudine Jacques, écrivain
Yves Jacquier, co-auteur d’ouvrages éducatifs
Linda Kurtovitch, artiste 
Nicolas Kurtovitch, écrivain
Nadège Lagneau, entrepreneuse
David Le Roy, compositeur
Xavier Maginot, dentiste
Cathie Manné, libraire
Audrey Mevin, régisseuse
Jean-Brice Peirano, responsable de structure culturelle
Cyril Pigeau, consultant culturel
Vanessa Puleoto, maman calédonienne
Petelo Sao, professeur d’histoire
Thierry Skrzydlinski
Maïté Siwene, comédienne
Magali Song, comédienne
Liliane Tauru, éditrice
Fany Torre, journaliste
Frédérique Viole, auteur
Fabrice Wacalie, docteur en linguistique océanienne 
Jean Waikedre, directeur de Serei no Nengone 
Léna Wamo, productrice et manageuse
Robert Wamynia, ingénieur
Hélène Wenehoua
Macate Wenehoua