Dire que le texte qui doit être examiné mercredi par les élus du Congrès déchire la classe politique et les partenaires sociaux est un euphémisme.
Le projet de loi du pays sur la réforme du Ruamm, porté par l'Eveil océanien et déposé sur le bureau du Congrès en mars avait suscité une levée de boucliers des organisations patronales, mobilisant notamment les travailleurs indépendants dans la rue. Une commission spéciale avait été créée fin mars pour mettre tout le monde autour de la table et parvenir à un consensus.
Où en est-on aujourd'hui ? Dans le flou le plus total, alors que le système de santé prend l'eau de toutes parts.
Éléments de décryptage pour cerner les enjeux de ce projet de loi.
Tout le monde cotise au Ruamm
Le Ruamm, Régime unifié d'assurance maladie et maternité concerne l'ensemble des actifs de Nouvelle-Calédonie. On associe souvent Ruamm et travailleurs indépendants, mais tout le monde cotise à ce régime, que ce soit les salariés, les fonctionnaires ou les retraités... Une confusion qui peut s'expliquer par la genèse du régime. C'est lorsque le Ruamm a été créé, en 2002, que les travailleurs indépendants, et ensuite les fonctionnaires, ont intégré le régime santé de la Cafat.
Différentes prestations
Différentes prestations sont proposées par la Cafat. Celles dites "nature", qui couvrent les consultations chez le médecin, les hospitalisations, les remboursements de médicaments... et celles dites "espèces" : c'est lorsque la Cafat se substitue à l'employeur pour maintenir le salaire du cotisant en arrêt maladie. Si les salariés cotisent automatiquement aux deux prestations, les travailleurs indépendants doivent choisir leurs options. Mais ils ont théoriquement droit aux mêmes prestations que les salariés.
Taux préférentiels
Les travailleurs indépendants sont accompagnés par la Nouvelle-Calédonie à des taux préférentiels par rapport aux salariés. Ceux dont les revenus se situent dans la fourchette la plus basse voient leur cotisation calculée en fonction et auront à payer le minimum de cotisation trimestrielle, qui se situe entre 20 000 et 25 000 francs.
Ce taux préférentiel avait été décidé dès la naissance du Ruamm, car les travailleurs indépendants, qui cotisaient jusqu'alors de manière volontaire à des mutuelles, avaient exprimé leur mécontentement. Ce taux était censé être revu à la hausse pour s'aligner sur celui des salariés et des fonctionnaires, mais cet alignement n'a jamais eu lieu.
Un régime structurellement déficitaire
L'intégration des travailleurs indépendants a fait du Ruamm un régime structurellement déficitaire.
Il manque chaque année une dizaine de milliards pour équilibrer les comptes. En fin d'exercice, la Cafat prend le taux des salariés, compare avec ce qu'elle a encaissé des travailleurs indépendants et estime la perte de cotisation. C'est ensuite la Nouvelle-Calédonie, par le biais de l'Agence sanitaire et sociale (ASS) qui compense la somme manquante. Elle s'élevait en 2021 à 4,2 milliards. À couverture égale, la cotisation d'un travailleur indépendant est donc inférieure à celle d'un salarié et elle est compensée par la Calédonie.
L'autre cause du déficit du régime provient du fait que certains secteurs bénéficient en effet d'un taux réduit de cotisation : agriculture, gens de maison, hôtellerie, dispositifs de soutien à l'emploi et saisonniers et intermittents. Ces réductions ont un coût : 3,9 milliards.
Enfin, la réduction de cotisation des employeurs sur les bas salaires, la RBS, pour les salaires inférieurs ou égaux à 1,3 SMG. Le manque à gagner pour le Ruamm, est rattrapé là aussi par la Nouvelle-Calédonie : 2,3 milliards.
Ce sont donc 10,4 milliards qui doivent être compensés chaque année.
L'objectif de la réforme
Le but principal de la réforme portée par l'Eveil océanien, c'est donc de stopper cette hémorragie tout en offrant les mêmes droits aux indépendants qu'aux salariés et d'unifier les taux de cotisation pour tous les travailleurs : indépendants, salariés et fonctionnaires.
Et c'est bien là que ça coince, notamment au niveau des travailleurs indépendants, qui, jusqu'à présent, cotisent entre 5 et 9,5% alors que les salariés cotisent à hauteur de 15%. Une augmentation qui passe mal et qui est vécue comme une injustice. Mais pour Milakulo Tukumuli, élu EO qui porte la réforme, : "Je dis non, je répare l'injustice, parce que les travailleurs indépendants depuis vingt ans, achètent une santé qui n'est pas au prix auquel ils doivent l'acheter."
La montée du taux se ferait de manière progressive jusqu'en 2025.
Les travailleurs indépendants, depuis vingt ans, achètent une santé qui n'est pas au prix auquel ils doivent l'acheter.
Milakulo Tukumuli.
Le deuxième point central de la réforme consiste à "moderniser" les secteurs aidés et les réductions sur les bas salaires. Concrètement cela revient, selon le texte de proposition de loi, à abroger ces dispositifs tout en réfléchissant à "des mesures plus performantes et moins coûteuses". Lesquelles ? Ce travail reste à mener.
Amendements et oppositions
Le dialogue semble à l'arrêt entre les différentes parties. La commission spéciale qui s'est réunie six fois depuis mars n'a pas porté ses fruits. "On y a parlé de tout sauf du texte", déplore Milakulo Tukumuli, "le travail n'a pas été au bout, nos amendements ne sont pas pris en compte, c'est du passage en force", répondent les opposants.
Si rien n'a encore filtré des amendements apportés au texte par la commission, selon Milakulo Tukumuli ils viseraient essentiellement à protéger les petits travailleurs indépendants. "Nous avons pris en considération les oppositions au projet", affirme l'élu de l'Eveil océanien. Des amendements qui porteraient également sur le report de la date de suppression des exonérations, et la mise en place d'un groupe de travail sur les secteurs aidés et la révision des conditions d'octroi des exonérations liées aux bas salaires.
De nombreuses propositions sont sur la table afin d'amender le projet initial visant à conduire à un meilleur équilibre. Rien ne justifie cet empressement.
Collectif Agissons solidaires.
Du côté des opposants, notamment le collectif Agissons solidaires, qui regroupe les trois syndicats patronaux (Medef, CPME et U2P), les chambres consulaires (CCI, CMA et CAP) et le syndicat des rouleurs du BTP, on n'exclut pas la tenue d'une manifestation mercredi devant le Congrès, comme ce fut le cas en mars. Le collectif déplore un manque d'écoute de la part de la commission. "De nombreuses propositions sont sur la table afin d'amender le projet initial visant à conduire à un meilleur équilibre. Malgré cet important travail, et alors même que les discussions se poursuivent, nous avons appris, sans prévenance, que les textes feraient l'objet d'un examen au Congrès mercredi 18 octobre, en l'absence de tout compromis préalable. Rien ne justifie cet empressement."
Dans un communiqué publié lundi, les syndicats UT CFE-CGC, USTKE, USOENC, Fédération des fonctionnaires et Cogetra déplorent de leur côté "la politisation et l’instrumentalisation faites par certains groupes politiques du Congrès. Nous ne constatons aucune volonté de ces groupes politiques ou des syndicats patronaux d’aboutir réellement à un consensus sur ce texte, nous faisant même douter de leur volonté réelle à sauver le Ruamm." Ils rappellent leur soutien au projet de texte "travaillé et amendé ensemble depuis plus d’un an."
Nous ne constatons aucune volonté de ces groupes politiques ou des syndicats patronaux d’aboutir réellement à un consensus sur ce texte.
L'intersyndicale UT CFE-CGC, USTKE, USOENC, Fédération des fonctionnaires et Cogetra.
Dimanche, les groupes Les Loyalistes et Le Rassemblement au Congrès ont déposé 36 amendements au texte de réforme. "De l'obstruction parlementaire", selon Milakulo Tukumuli. "Nous n’avons eu aucun autre choix que ce dépôt massif puisque nos propres textes déposés depuis juillet sur le bureau du Congrès n’ont jamais fait l’objet d’un examen", répondent les Loyalistes. "Nous proposons une autre façon de rétablir l’équilibre de nos comptes sociaux. Il s’agit d’abord de faire les économies possibles et nécessaires avant même d’aller taxer les Calédoniens. Puis, au lieu d’augmenter encore les cotisations sociales et le coût du travail, nous proposons de dédier une partie de la taxe générale à la consommation (TGC) pour financer notre système de protection sociale. Nous refusons qu’on nous impose un système qui fait fuir tout investisseur, tout employeur. Nous refusons de détruire la première ressource des Calédoniens : leurs emplois."
"Il en est hors de question, rétorque l'élu EO. Parce que ça voudrait dire que ce sont les riches qui vont encore s'en sortir et qu'on va faire porter le poids de la réforme aux consommateurs calédoniens."
Quant à Calédonie ensemble, également opposé à la réforme, le parti de Philippe Gomès demande le report de son examen au Congrès.
Une réunion de conciliation "de la dernière chance" doit être organisée mardi matin. Permettra-t-elle à l'examen du projet de loi de se tenir de manière sereine mercredi ? Difficile à dire tant le dialogue semble rompu. Pourtant, l'enjeu est de taille, et sur ce point, tous sont d'accord : il faut sauver le système de santé du pays. Vite.