Le film "Portes de fer" tire son nom de l’un des quartiers emblématiques de Nouméa, un lieu géographique et symbolique à la frontière entre les zones nord et sud de la ville. Cette dénomination va au-delà de la simple référence géographique, elle incarne la fracture sociale et les tensions politiques qui secouent la Nouvelle-Calédonie. En effet, le quartier de Portes de fer se situe à un carrefour où se rencontrent deux mondes opposés : au sud, la partie la plus riche et épargnée de Nouméa, et au nord, une zone dévastée par les conflits, marquée par la violence et l’insécurité. Le film en donne un aperçu saisissant, en capturant le quotidien d’un témoin pris dans l’œil du cyclone de l’instabilité.
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Portes de fer, un territoire de conflits
"Portes de Fer" ne se résume pas seulement à un lieu physique, mais à un symbole. Ce quartier incarne la frontière entre deux mondes : celui du sud de Nouméa, relativement paisible et prospère, et celui du nord, où l’on retrouve un chaos palpable. En traversant les Portes de Fer, on entre dans une zone où les conditions de vie se détériorent. Les commerces ont en grande partie disparu, les routes sont impraticables à cause des dégradations et des barrages, et le sentiment d’insécurité est omniprésent. Le nord de Nouméa est un territoire marqué par l’isolement, où les communautés vivent dans une sorte de No man’s land, éloignées du reste de la ville, du reste de la société.
Les barrages, qu’ils soient installés par des militants ou pour délimiter les zones résidentielles d’un côté et les quartiers populaires de l’autre, sont les symboles de cette fracture sociale. Ces barricades, omniprésentes dans l’agglomération, matérialisent la rupture de la communication et l’incapacité de vivre ensemble. Les uns et les autres se méfient, se dressent contre l’autre, et la révolte sociale prend forme dans ces obstacles physiques qui séparent les individus. Ils sont le reflet d’une tension politique qui peine à trouver des solutions pacifiques, à un moment où la violence prend de plus en plus de place.
Une immersion dans la guerre quotidienne
Le film nous plonge dans l’univers d’un quotidien profondément transformé par le conflit. Le témoignage du cinéaste et narrateur, qui filme sa propre vie et celle de sa famille, nous fait vivre une expérience immersive et douloureuse. À travers ses yeux, nous découvrons un monde où la guerre n’est pas lointaine, mais bien présente, dans les rues, dans les maisons, jusque dans les chambres d’enfants.
Sa fille, âgée de huit ans, joue à la guerre avec des jumelles et des talkies-walkies en carton, tandis que dans la nuit, les murs de l’appartement tremblent sous les explosions. Chaque soir, quelque chose de crucial brûle, des bâtiments, des infrastructures, des rêves. Les fumées envahissent l’espace de vie, brouillant les repères et ajoutant au climat d’angoisse omniprésent. À travers cette vision, le spectateur prend conscience du traumatisme vécu par des milliers de Calédoniens, pris dans un engrenage de violence et de peur.
Le 13 mai, jour où sa vie bascule, est le point de départ d’un enregistrement quotidien de l’absurde. Ce témoignage visuel n’est pas simplement un compte rendu d’événements, mais une manière de résister à la peur et à l’impuissance. En filmant, le réalisateur tente de saisir ce qu’il voit et ressent, tout en offrant une fenêtre sur la vie des habitants du quartier, eux aussi dévastés par le climat de guerre.
Un film intime, une chronique de l’effondrement
À travers des scènes de guerre vécues au cœur de la ville, des cris de haine, des communautés séparées par les barrages, ce documentaire devient un cri d’alarme sur la réalité du conflit en Nouvelle-Calédonie. La caméra capte non seulement la terreur et l’incompréhension de ceux qui subissent cette guerre, mais aussi le point de vue de ceux qui, malgré tout, cherchent à dialoguer et à comprendre. Ce film est bien plus qu’un simple témoignage ; il est un portrait de l’impossibilité de communiquer dans un monde fracturé.
Les images se superposent pour former un puzzle émouvant de vies brisées, de douleurs, mais aussi de résistances. Le réalisateur mêle son propre désespoir à celui de ceux qui ont accepté de témoigner, offrant ainsi un panorama complexe de la situation. Portes de fer devient alors un documentaire à la fois intime et politique, un témoignage de l’effondrement d’une société en crise.
À travers ce documentaire, le réalisateur nous offre un regard sans fard sur la réalité d’une époque marquée par la division, la violence et la peur. Ce film est le reflet d’un quotidien devenu insupportable, d’un territoire brisé, d’une ville dévastée. Mais il est aussi un cri d’espoir et de résistance, un acte de mémoire pour que ces événements ne sombrent pas dans l’oubli. "Portes de fer", c’est avant tout le récit d’une ville qui se cherche et d’un peuple qui tente, tant bien que mal, de survivre.
Interview avec Alan Nogues, realisateur de portes de fer
Pouvez-vous présenter votre parcours ?
Je réalise des films en Nouvelle-Calédonie depuis 12 ans environ, principalement autour de la culture kanak, de la biodiversité et de l’histoire de la colonisation. J’ai toujours été assez investi autour des questions identitaires, notamment dans le rapport de l’homme à la nature, le lien qu’il entretient avec son environnement, mais aussi avec son histoire. Dans la culture kanak ce lien est spirituel et symbolise un attachement très particulier à la terre. Quant à l’histoire, elle est aussi liée à celle de la terre et du foncier, souvent encore douloureuse.
Pourquoi avez-vous réalisé ce film documentaire ?
Le soir du 13 mai, lorsque tout a éclaté, je crois que ma femme et ma fille dormaient. Je scrollais frénétiquement les réseaux sociaux pour constater que tout brûlait à Nouméa, et je n’ai pas tardé à avoir la confirmation que mon quartier également était en feu. J’ai tout simplement sorti la caméra comme j’ai l’habitude de le faire, sans doute pour occuper mon esprit, un peu comme un rempart face à la terreur que j’éprouvais. Et puis j’ai continué à filmer, sans m’arrêter, je crois que j’essayais tout simplement de mettre de l’ordre dans ma tête. Au fur et à mesure que le conflit durait et que je constatais qu’il n’était pas prêt de s’arrêter, j’ai compris que j’étais véritablement en train de faire un documentaire, et que filmer de chez moi ma situation personnelle et familiale n’allaient pas suffire.
Quelles ont été les principales difficultés ?
La première difficulté était d’abord de sortir de chez soi. 90% des axes routiers étaient bloqués par des barrages, et l’insécurité était très élevée, avec des risques réels. On savait tous que la Calédonie était surarmée et que prendre une balle perdue n’était pas en dehors de l’équation. Ensuite, la psychose s’était tellement imposée dans les esprits de tous, que personne ne voulait parler. Même de manière anonyme. Ça a été un long chemin pour trouver
mes personnages, et je ne voulais surtout pas tomber dans l’écueil d’un film partisan. Il y a eu aussi une autre difficulté qui était celle, pour moi, d’accepter que j’allais être un personnage du film, que j’allais m’exposer, ma famille et moi. Chose que je n’avais jamais faite auparavant.
Quels ont été les moments les plus marquants lors du tournage ?
Disons que dans le cadre de ce film, il n’y a pas eu de tournage à proprement parler, j’étais seul, sans équipe, il y a eu ce qu’on a vécu, et c’était ça le tournage. Il n’y avait aucune distance entre moi et mon « sujet ». Lorsque les écoles de mon quartier brûlent, que des explosions retentissent toutes les 30 secondes, que des centaines de jeunes arpentent les rues en furie, et qu’on étouffe littéralement dans des fumées toxiques 24h sur 24, je ne suis pas en « tournage », mon intégrité et celle de ma famille sont directement menacées. Tout a été marquant, ces instants de vie, comme pour des milliers de Calédoniens resteront gravés en moi à jamais.
Comment et pourquoi avez-vous choisi le titre de ce film ?
Portes de Fer est tout simplement le nom de mon quartier. C’était important pour moi de ne pas prétendre à un film qui expliquerait tout. Il explique ou montre une toute petite partie de la ville, de ce que je connais et ai vécu, avec ses spécificités au moment du conflit. Au-delà de ça, il symbolise l’impossibilité de se déplacer ou de communiquer, à travers ces montagnes de fer et de carcasses érigées en barrages infranchissables.
Quelle rencontre a été la plus marquante pour vous ?
J’ai été ému par tous les témoignages que j’ai recueillis et encore plus lorsque ceux-ci étaient à visage découvert. Yox, que je connais depuis longtemps, issu des quartiers populaires, m’a particulièrement bouleversé par son courage et sa sincérité, tout le préalable à notre entretien, nos longues conversations où on était prêts à s’effondrer dans les bras l’un de l’autre. Quelque chose dans ce pays s’est brisé, le dialogue et l’empathie sont plus que jamais indispensables.
Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent de ce film ?
Il y a dans ce film des choses subtiles qui nous donnent à voir peut-être un peu de la société calédonienne de l’intérieur. La terreur aussi que l’on peut éprouver lorsque le contrat social se brise en mille morceaux, lorsque le vernis de nos liens s’effrite pour montrer que faire société ne tient presqu’à rien. Que nous reste-t-il alors ? L’empathie pour les autres en face de nous, et l’envie peut-être de refaire autrement.
Réalisation : Alan Nogues
Production : Foulala productions/ Emotion capturée/NC 1ère
Durée : 52 minutes