Ce n'était pas prévu comme ça... Lorsqu'elle a mis le point final à son dernier roman en 2023, l'autrice Alice Zeniter n'envisageait pas de voir sa fiction débarquer au beau milieu d'une actualité aussi brûlante, aussi agitée, aussi politique. Puis le 13 mai est arrivé. Une insurrection urbaine doublée d'une crise politique. Des émeutes. Des nuits d'affrontements. Des communautés qui se protègent, qui s’organisent, qui s’entraident.
Si elle n’avait pas remis son manuscrit aussi tôt, Alice Zeniter le confie, "j’aurais pu écrire autre chose, quelque chose qui aurait été plus approprié, j’aurais pu…" Mais non. Frapper l’épopée paraît bien dans sa version d’avant crise. Un roman qui s’ouvre sur le retour au pays d’une Calédonienne en recherche. De sa place, de son identité, de son histoire.
Depuis la sortie du livre en librairie le 14 août, l’écrivaine, petite-fille de harki, a déjà largement parlé de la trame, des personnages et même de son regard sur le Caillou et son actualité. Mais elle l’a fait dans l’Hexagone. Cette fois, elle revient pour Nouvelle-Calédonie la 1ère sur un roman né sur le territoire, une terre qu’elle a découverte en 2019 à l’occasion du Silo, le Salon international du livre océanien.
NC la 1ère : Frapper l’épopée est sorti trois mois après le début de la crise en Nouvelle-Calédonie. Est-ce que votre livre intéresse pour l’histoire, ou pour l’actualité ?
Alice Zeniter : On m'interroge beaucoup sur la Calédonie. Il y a une fixation sur les émeutes du mois de mai et on me pose beaucoup de questions… Est-ce qu'elles étaient prévisibles ? Est-ce que c'est une surprise ? Et cette question qui fait toujours un peu mal : qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire sur ce territoire avant les émeutes ? Comme s'il fallait une explosion pour que quelqu'un se dise : "Tiens, je vais écrire sur cette terre du bout du monde." Mais quand il n'y a pas des barrages, des gens vivent là, ils ont une histoire... C'est un terrain d'écriture quand il n'y a pas de drame. Mais en effet, il existe l’hypothèse d’un livre qui pourrait fournir une sorte de connaissance de base de ce qu'est la Calédonie et permettrait de mieux comprendre ce qui s'est passé.
Le livre était terminé avec les émeutes. Est-ce que le 13 mai a changé quelque chose à l’arrivée concrète de l’ouvrage ?
A. Z. : Le livre était fini d’écrire courant 2023, quand je suis rentrée de Nouméa, et prêt à imprimer en mars [2024]. Le 13 mai a correspondu avec la sortie de l'imprimerie. En général, quand le livre existe en tant qu'objet, je le relis une dernière fois. Ce n’est plus mon fichier de travail, il est ce que les lecteurs et lectrices vont avoir dans les mains.
Et là, pour la première fois, j'étais paniquée. Complètement ! Je me disais : "Je n'ai aucune idée de ce que ces événements vont lui avoir fait. Si ça se trouve, il est devenu complètement obsolète. Si ça se trouve, je vais avancer de frustration en frustration, j'aurais pu écrire quelque chose qui aurait été plus approprié, j'aurais pu…" Avec les Kanak emprisonnés en Métropole, et le parallèle avec le bagne, je me suis dit que si je n’avais pas déjà rendu le manuscrit, j'aurais pu écrire sur la manière de poursuivre une logique carcérale d'éloignement. C’est un phénomène absolument fascinant. Donc oui, ça a changé mon rapport au livre et j'ai eu très peur dans les mois qui ont suivi.
Et maintenant ?
A. Z. : D'abord, j'ai fait la paix avec le fait que ce soit un roman. C'est un roman de moi, donc c'est un roman d'une non-Calédonienne. Il ne peut pas remplir toutes les fonctions que les journalistes voudraient qu'il remplisse [dans l’Hexagone]. Je n'ai aucun droit et aucune envie d'être porte-parole. Ce que je voulais faire, c'était permettre de présenter un archipel dans lequel j'ai passé du temps et que j'aime, dont l’histoire coloniale me donne un vertige absolu, et que le lecteur devrait apprendre à connaître et à aimer, aussi. Et c'est tout ! J'ai le droit de ne pas répondre à certaines questions. Je me rassure en reprenant ma vraie place, celle d'une romancière.
Est-ce un livre politique ?
A. Z. : Je crois que tous mes livres sont politiques. C’est une manière de raconter le monde qui m'intéresse. Quels sont les rapports de domination, d'oppression, de coercition, y compris dans les structures les plus petites et les plus intimes, dans lesquelles certains pourraient penser qu'il n'y a pas de politique. Y compris dans les groupes d'amis. Donc, quand je fais un roman sur un territoire avec une actualité politique aussi forte que ces derniers mois et années, ça saute un peu plus aux yeux.
Avez-vous un parti pris pro-indépendantiste ?
A. Z. : Je considère que ce n'est pas ma place. Si je ne suis pas incluse dans le corps électoral, c'est pour une bonne raison. Ce n'est pas chez moi. Et quant à ma tendance, j'aimerais bien que le livre donne la réponse. Les critiques ne font pas toutes la même interprétation et j'aime assez ça. Un journal parle d’un "plaidoyer vibrant pour le vivre-ensemble" et me place du côté non-indépendantiste ; d'autres partent du principe que c'est un livre pro indépendance. En revanche, c’est vrai que mes personnages ont des positionnements assez clairs. Sauf Tass [le personnage principal]. C'est compliqué pour elle de savoir quelle est sa légitimité à parler.
Je suis obnubilée par les années passées à étudier la guerre d'indépendance algérienne. Et s'il y a une chose que je veux bien porter haut et fort et sans la moindre nuance, c'est qu’il faut éviter, si l'indépendance arrive, qu’elle arrive dans cette violence-là, dans cette déchirure entre les communautés.
Alice Zeniter, autrice de Frapper l'épopée
Si elle arrive, il faut qu'elle arrive au moment où ceux qui voudront rester sur le territoire pourront le faire. Ma hantise est que la situation de crise en Calédonie empire et s'envenime au point qu’il n’y ait plus de solution pacifique possible.
Vous voyez un parallèle avec l’Algérie…
A. Z. : Parfois les parallèles sont très ténus. D'une certaine manière, les gamins qui tenaient les barrages chez vous me rappellent les gamins qui sont sortis dans la rue en Algérie pendant le Hirak [manifestations de la jeunesse algérienne entre 2019 et 2021 contre le maintien au pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika]. Ces jeunes n'ont pas du tout connu la décennie de violence. Et donc n’ont pas peur, d'une certaine manière, de recréer la violence. Les manifestants du Hirak ne sont pas mes copains de 40 ans qui ont vécu la décennie noire, la peur limite qui fait naître le "plus jamais ça". Quand tu as 17 ans et que ça a l'air d'appartenir à l'histoire ancienne, tu dis : 'Nous, on est en colère maintenant !". Alors, peut-être que je projette beaucoup, mais j'ai un peu vu ça quand je voyais l'âge des manifestants kanak en mai.
À un moment dans le livre, on sort de la fiction. Vous prenez la parole, en disant "je", pour expliquer la genèse du roman. Pourquoi ?
A. Z. : Il y a deux réponses à cette question. La première, c'est que je règle un peu la question que l'on peut légitimement se poser, sachant que la Calédonie n'est pas mon territoire, n'est pas mon histoire : "D'où tu parles ? Tu as une obsession pour tout ce qui touche aux sujets coloniaux ?" Très honnêtement, oui ! En 2019, quand je suis venu pour le Silo, j’ai découvert l'histoire des forçats algériens de Calédonie. Cette histoire m'était complètement étrangère. Je ne comprenais pas de quoi Louis-José Barbançon me parlait quand il me la racontait. Et très rapidement, c'est devenu une histoire familière, j'ai fait un grand écart. Cette histoire, elle est construite, tissée dans les noms des crêtes de montagne qui sont celles de ma famille, et ces noms de villages au milieu.
Pour moi, cette sensation de vertige entre ces deux pôles très éloignés fait partie du livre. C’est de là que part l'écriture.
Alice Zeniter, autrice de Frapper l'Epopée
La deuxième chose, c'est de pouvoir construire un lien entre un personnage et son autrice dans une œuvre de fiction. Cette figure de style s'appelle une métalepse. On la connaît généralement parce qu'on a vu L’Histoire sans fin quand on était enfant, avec le lecteur qui tombe dans le livre et qui peut réécrire l’histoire. C'est Six personnages en Quête d'Auteur de Pirandello. C'est une figure de style que j'adore absolument. Elle me donne une joie d'enfant. C'est pouvoir croire qu'un personnage va sortir de ton écran de cinéma, et s'enfuir avec toi de la salle.
C’est aussi une partie qui présente Louis-José Barbançon à tous vos lecteurs.
A. Z. : Louis-José est un merveilleux passeur. Comme je me mets aussi dans la position de passeuse avec ce livre, je suis obligée de montrer toute ma gratitude pour le travail qu'il a fait et qui me permet, moi, de faire ensuite le travail que j’ai fait.
Et il y a quelque chose de rare dans son travail. Il fait de la recherche universitaire avec une très nette conscience que ce sont les albums de famille d'une partie des Calédoniens, et que le résultat ne doit pas être excluant dans la forme. C'est quelque chose que tu peux avoir chez toi et qui te raconte l'histoire de ta famille. Il y a des photos de tes ancêtres ou de gens qui auraient pu être tes ancêtres ou frôler tes ancêtres. Je voulais rendre hommage à l'articulation de la partie recherche académique et de la partie intime et familiale. Je la trouve très belle.
Qu’aimeriez-vous entendre de vos lecteurs calédoniens ?
A. Z. : Je suis très heureuse d'avoir pu écrire sur la Nouvelle-Calédonie et d'avoir fait ce roman sur un territoire qui m'a beaucoup occupée ces cinq dernières années. J'adorerais que les copains de Calédonie, et notamment celles et ceux qui m'ont aidée, qui m'ont accompagnée pendant mon séjour, puissent se reconnaître dedans, puissent dire : "Mais oui, c'est tellement vrai." Ou bien : "Je n’avais jamais vu ça de cette manière."
Et d'un autre côté, je sais aussi que c'est un roman écrit par une étrangère. Forcément, il doit provoquer des frottements face à des choses qui sont, pour vous, de telles évidences que c'est pénible de les entendre répéter.
Une anecdote à partager, vécue avec les "copains calédoniens" ?
A. Z. : J'ai une anecdote très botanique. J'ai eu un gros problème d'arbre. Deux amis m'ont fait remarquer que ce n'était pas possible qu'il y ait un flamboyant de taille adulte sur la propriété du vieux Pol, parce que le flamboyant avait été introduit juste deux ans avant l'événement que je raconte. Donc il n’avait pas pu grandir autant...
J’enlève mon flamboyant et je cherche à le remplacer. Pour ne pas refaire la même erreur, je télécharge un petit catalogue de végétation endémique et je change l'arbre. Mais ensuite, un autre ami relit mon manuscrit et me dit que ce n’est pas possible, que cet arbre ne casse pas mais se déracine et qu’en plus, il n’a pas du tout cet aspect et que je le confonds avec un autre. C'était deux semaines avant de rendre le manuscrit… J’ai fait une enquête arboricole un peu désespérée. Et… j’ai lâchement fini par ne pas nommer l'arbre !
Enfin, quel souvenir le Silo 2019 vous laisse-t-il ?
A. Z. : C'est le moment de toutes les découvertes. Celle du territoire, de mers et de montagnes (avec le bus qui tombe en panne au milieu de nulle part alors qu'on essaie d'atteindre Poindimié). Celle de l'histoire des Algériens de Caledoun. Celle des Kanak qui parlent bas pendant la coutume. C’est la rencontre avec Louis-José dont le travail a été si important pour moi ensuite. Avec Auriane, sans qui je n'aurais pas réussi à revenir écrire si longtemps fin 2022, et avec beaucoup d'autres qui deviendront des copains (voire des voisins lors de mon séjour suivant)…
Au salon du livre de Manosque, une femme a apporté une photo de moi qu'elle a prise à Nouméa en 2019, pendant ce Silo. Je porte la grosse boucle d'oreille colorée que m'avait offerte Fred Viole [autre invitée de l’édition 2019]. Je me suis rappelé à quel point j'avais eu le sentiment d'être accueillie chaleureusement, gentiment, et avec humour, ici.
Où trouver le livre ?
En Nouvelle-Calédonie, pour l'instant, quelques exemplaires sont disponibles en grande surface. Les librairies ont des rythmes décalés. L'une d'elles a reçu sa commande il y a quelques jours. Une autre, plus petite, attend les livraisons. Le délai s'explique, précise-t-elle, par le coût du fret aérien, impossible à assumer avec la crise. Elle a donc choisi l'importation par bateau et dépend des impératifs des compagnies maritimes. D'abord prévue début octobre, puis fin octobre, la livraison devrait intervenir début novembre.