Depuis les émeutes du 13 mai, les fins de mois sont devenues plus difficiles pour Marie* et son conjoint. Travailleurs indépendants tous les deux, ils ont vu leur carnet de commandes se réduire comme peau de chagrin ces trois derniers mois. Et leurs revenus avec. "On a demandé rapidement une baisse de loyer à l’agence immobilière, raconte Marie. Ils nous ont proposé de le diminuer de 20 % sur deux mois. Mais c’est vite devenu insuffisant pour nous."
Déménagements à contrecœur
Le couple tente de faire baisser à nouveau le loyer de son appartement de Magenta mais il se heurte cette fois à "un refus de l’agence et une leçon de morale sur les difficultés rencontrées par les propriétaires", raconte la jeune femme.
Marie et son conjoint se préparent donc à quitter leur logement pour un appartement plus petit et sans bureau pour le travail, avec un loyer maximum de 90 000 francs par mois. "Je ne le vis pas très bien, confie Marie*. Car après le boulot et les projets qui s’écroulent, les activités sportives et les loisirs qu’on ne peut plus s’offrir, maintenant c’est notre logement qui est remis en question, alors qu’on y passe beaucoup de temps, surtout en ce moment."
J’ai restreint mon mode de vie. On est tous dans la même galère. Il faut se soutenir."
Stéphanie, une propriétaire qui a baissé le loyer de son appartement à Motor-Pool
Des propriétaires qui se serrent aussi la ceinture
Pour garder leurs locataires ou par solidarité, certains propriétaires acceptent de faire un geste conséquent. C'est le cas de Stéphanie, qui loue son appartement à la même personne depuis des années. "Mon locataire a toujours honoré ses loyers et je ne veux pas le perdre. Donc, il faut faire des efforts de chaque côté. Il se serre la ceinture. Il était normal que je le fasse aussi."
Toujours dépendante d'un crédit, Stéphanie a proposé malgré tout de baisser le loyer de presque 50%. Elle loue son petit meublé de Motor-Pool à 50 000 francs au lieu de 95 000 francs, le temps pour son locataire de passer les jours difficiles. "À la place, je ne fais pas de sortie. J’ai restreint mon mode de vie.
Écoutez ces témoignages de locataires en difficulté, recueillis par Medriko Peteisi
Il y a des gens qui sont venus nous voir pour nous dire : “je quitte le territoire dans une semaine, voilà les clés, débrouillez-vous !”
Jean-Damien Ponroy, président de la Fédération territoriale des agents immobiliers
Départs de Calédonie
Ces demandes de baisse de loyers sont de plus en plus nombreuses, confirme Jean-Damien Ponroy, le président de la Fédération territoriale des agents immobiliers en Nouvelle-Calédonie. La baisse de loyers demandée par les locataires est d'environ 30 % dans les zones sinistrées."On voit aussi des propriétaires qui font preuve d'une certaine bienveillance", relève-t-il.
Mais ces "gestes commerciaux" ne suffisent pas toujours pour stopper l'hémorragie. La FTAI relève une très forte augmentation des préavis de rupture de baux.
"On constate des gens qui sont dans l'impossibilité de rester en Nouvelle-Calédonie, faute de revenus, tout simplement". Et ce, "malgré le chômage partiel, dont on sait qu'il n'est pas aussi généreux -entre guillemets-, qu'en métropole et qui est plus court dans la durée".
Ces départs pour raisons économiques font suite à une première vague où les raisons étaient davantage sécuritaires. “Il y a des gens qui ont réagi de façon très forte, par anxiété, par peur, et qui sont venus nous voir pour nous dire : “je quitte le territoire dans une semaine, voilà les clés, débrouillez-vous !”", relate Jean-Damien Ponroy.
Si on ne fait rien, on risque la cessation de paiements au premier trimestre.
Benoît Naturel, directeur de la SIC
Logements vacants
Les agences immobilières craignent de voir le nombre de logements libres grimper en flèche, ces prochains mois. C’est aussi une forte inquiétude du côté des bailleurs sociaux, notamment à la Société immobilière calédonienne (SIC), où 14 % des logements étaient déjà vacants, avant la crise.
Ce taux de vacance est bien plus élevé que celui des organismes de logement social de l’Hexagone, qui se situe plutôt autour de 3 %, selon les chiffres de 2021.
"On était déjà dans une situation de suroffre, en raison d’un contexte calédonien de baisse de la démographie et d’atterrissage économique, rappelle Benoît Naturel, le directeur de la SIC. En moyenne annuelle, dernièrement, on perdait 700 millions de francs par an, globalement à cause de ces logements vacants. Là, on perd 700 millions de francs par trimestre. Donc en gros, si on ne fait rien, on risque la cessation de paiements au premier trimestre."
La crise du 13 mai a fait voler en éclats tous les espoirs de redressement timide.
Benoît Naturel, directeur de la Sic
Plan de survie
Depuis le début de la crise, le manque à gagner est de 10 à 15 % pour les bailleurs sociaux, selon les estimations d’un acteur du logement. Faute d'aide des collectivités pour compenser ces pertes, la SIC a bâti un plan “de survie” pour ne pas mettre la clé sous la porte.
Il repose sur trois piliers : faire des économies, gérer la dette avec de possibles moratoires et miser, dans la mesure du possible, sur des aides extérieures.
"Depuis 2017-2018, on était déjà sur un atterrissage économique un peu violent en Calédonie, rappelle le directeur de la Sic. La crise du 13 mai est venue en accélérer les effets. Elle a fait voler en éclats tous les espoirs de redressement timide."
Menaces sur l’aide au logement
Or, un nouveau coup dur pourrait fragiliser un peu plus le secteur. L’aide au logement, qui permet à de très nombreux Calédoniens de payer leur loyer, est aujourd’hui menacée.
Financé en partie par la cotisation FSH (fonds social de l’habitat) sur les salaires et compensé par la Nouvelle-Calédonie, ce dispositif coûte environ 3 milliards de francs chaque année. Mais il devrait représenter bien plus en 2024 avec la destruction du tissu économique.
Le FSH et le gouvernement seront-ils en mesure d’absorber ces dépenses ? Rien n’est moins sûr. "Le risque, c’est que le versement de cette aide s’arrête", pronostique un autre acteur du logement.
On risque d’alimenter un peu plus la bombe sociale.
Benoît Naturel, directeur de la Sic
Squat et suroccupation
L’effet domino serait alors considérable pour les bailleurs sociaux, comme pour le parc privé. Car en Nouvelle-Calédonie, contrairement à l’Hexagone, ce n’est pas le locataire qui touche l’aide au logement directement mais le bailleur. Or, la part de locataires concernés par cette aide est très importante. Près de la moitié des locataires de la Sic en bénéficient. Et les propriétaires du parc privé perçoivent un quart du montant total de ce dispositif.
Sans aide au logement, comment éviter un effondrement du système actuel ?, s’interrogent certains. "Une fermeture de la Sic serait une catastrophe. On héberge 11 000 familles, qui sont déjà parmi les plus vulnérables", souligne Benoît Naturel.
Risques de retour en squat ou de surpopulation dans les habitations… Les effets de la crise pourraient être multiples, "avec le risque, alerte le directeur de la Sic, d’alimenter un peu plus la bombe sociale."
Des dispositifs plus protecteurs comme dans l’Hexagone
La Fédération territoriale des agences immobilières a adressé le 13 août un courrier au gouvernement et aux élus du Congrès, dans lequel elle alerte sur l’état de l’immobilier calédonien, un "besoin essentiel fracassé par les exactions du 13 mai". Pour la FTAI, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie doit prendre "des mesures urgentes de court et moyen termes".
La Fédération évoque, entre autres, la création d’une garantie de loyer en Nouvelle-Calédonie sur le modèle de la garantie Visale dans l’Hexagone. Elle permettrait aux locataires, qui ne peuvent pas se loger, de prendre un bail.
"Il y a un drame social et humain qui s’annonce avec une grande précarité des Calédoniens sans revenu, [qui sont ] dans l’impossibilité de se loger, ainsi que d’une partie de retraités pour qui l’immobilier était la seule source de revenus."
À la date du 21 août, la Fédération territoriale des agences immobilières dit n'avoir obtenu aucune réponse à ses sollicitations.
(*) Prénom d'emprunt