Travailleurs, retraités, scolaires... Avant la suspension du réseau Tanéo, ils étaient entre 20 000 et 25 000 usagers à prendre le bus chaque jour. C'était le cas de Myriame qui, comme beaucoup de femmes de ménage, utilisait les transports en commun plusieurs fois dans la journée pour se rendre chez ses clients.
Depuis le 14 mai, au lendemain du déclenchement des émeutes, c’est le système D pour se rendre au travail. "En ce moment, je m'arrange avec mes patrons. Ils viennent me chercher. Mais c'est pas évident de les déranger à chaque fois, confie Myriame. Sinon, on est obligé de marcher ou de demander à la famille de nous emmener. J'ai même perdu des clients qui étaient sur Tuband, car on ne pouvait plus passer là-bas".
La suspension des transports entrave très largement l'activité économique pour les entreprises qui n'ont pas été détruites.
Cédric Faivre, le délégué général du Medef de Nouvelle-Calédonie
Des salariés qui ne peuvent pas aller travailler
Aider les habitants à se déplacer malgré l'absence de transports en commun, c'est l'un des objectifs de la nouvelle association Solidarité Rivière-Salée. Un quartier où la majorité des habitants n'a pas de voiture. Francis Maluia, son président, rappelle que le transport est essentiel, que ce soit "pour les soins médicaux ou se nourrir". "Aujourd'hui, certaines familles marchent jusqu'à Magenta Discount pour s'approvisionner en nourriture".
Pour Cédric Faivre, le délégué général du Medef de Nouvelle-Calédonie, l'absence de bus pénalise les usagers, et plus globalement toute l'économie. "On a beaucoup de retours de nos adhérents qui ont du mal à reprendre leur activité parce qu'un bon nombre de salariés ne peuvent pas se déplacer. Cela entrave très largement l'activité économique pour les entreprises qui n'ont pas été détruites. Autre chose qui n'est pas facilement mesurable, c'est que si les salariés ne peuvent pas se déplacer, les clients non plus." Un frein à la consommation et donc à la reprise de l'économie.
Peu de covoiturage
Présidente de la Confédération des petites et moyennes entreprises, Nicole Moreau est à la tête d'une très petite société. Faute de bus, elle a trouvé une solution un peu exceptionnelle pour son associée qui habite à Kaméré. "J'ai fait les petites annonces de tous les gens qui partaient et j'ai trouvé une petite voiture à un prix tout à fait raisonnable, que j'ai mise à sa disposition. Mon associée est ravie parce qu'elle vient travailler, relate la présidente de la CPME. Ce n'est pas une solution que tout le monde peut utiliser, c'est sûr. Mais tout le monde pourrait mettre en place le covoiturage. Pourquoi ça ne marche pas en Calédonie ?"
Notre proposition, c'est de faire un tarif unique et de suggérer aux collectivités de nous donner zéro franc."
Edouard Rentchler, directeur d’exploitation de Karuïa
Des prestataires prêts à reprendre le service
De leur côté, les prestataires comme le GIE Karuïa, qui exploite essentiellement les lignes de bus de Nouméa, ont du mal à comprendre les réticences du Syndicat mixte des transports urbains à reprendre le service.
Le SMTU, l'autorité régulatrice des transports en commun dans l'agglomération de Nouméa, avance des questions de sécurité. Mais parmi les habitants du Grand Nouméa, certains dénoncent une volonté de la province Sud de sanctionner les usagers kanak, qui constituent la très grande majorité de la clientèle des bus Tanéo. "On n'est même pas là-dedans", assure Naïa Wateou, la présidente du SMTU.
Pour Edouard Rentchler, le directeur d’exploitation de Karuïa, les conditions de sécurité sont réunies pour faire rouler les bus sur une partie du réseau. "Concrètement, on sait que la vraie problématique est financière. Donc notre proposition, c'est de faire un tarif unique et de suggérer aux collectivités [province Sud, Nouméa, Mont-Dore, Païta et Dumbéa] de nous donner zéro franc."
On ne peut pas laisser l'économie mourir. Si on empêche les gens d'aller travailler, d'aller à l'école, on aggrave la situation.
Edouard Rentchler, directeur d’exploitation de Karuïa
Des embouteillages monstres
Le GIE Karuïa estime qu'il ne faut pas attendre la fin de cette crise pour reprendre les liaisons. "On ne peut pas laisser l'économie mourir. Si on empêche les gens d'aller travailler, d'aller à l'école, on aggrave la situation." Pour le directeur d’exploitation, l'arrêt brutal du réseau a au moins permis de faire prendre conscience aux Calédoniens, et notamment aux élus, de l'importance du transport en commun. "On avait un manque de considération du transport en commun et de son aspect vital. On voit désormais des bouchons encore plus importants sur les routes, qui perdurent jusqu'à 9 heures du matin pour se rendre à Nouméa."
Plus d'un milliard de francs de dégâts
Naïa Wateou reconnaît également que le financement de ce service public pose de plus en plus problème. "La situation que l'on rencontre depuis le 13 mai vient impacter encore plus lourdement les communes et la province qui portent aussi ce dossier. On est déjà sur un peu plus d'un milliard de francs de dégâts constatés. Ça veut dire que derrière, il faudra pouvoir engager les financements pour reconstruire, réparer."
Or sans bus, plus de rentrées d'argent de la part des usagers. Quant aux collectivités membres du SMTU, elles se retrouvent elles aussi en grande difficulté budgétaire depuis le début de la crise. Un effet boule de neige qui vient s'ajouter à une situation financière du syndicat mixte déjà très fragile, bien avant les émeutes.
Il faut que les gens aient conscience que le transport d'aujourd'hui ne sera plus celui qu'ils ont connu avant le 13 mai.
Naïa Wateou, présidente du SMTU
Les contrats de Karuïa et Carsud menacés
Pour Naïa Wateou, pas d'autres choix que de repenser totalement le réseau Tanéo qui, de son avis, a été surdimensionné. "Il faut que les gens aient conscience que le transport d'aujourd'hui ne sera plus celui qu'ils ont connu avant le 13 mai."
Lignes plus courtes et moins nombreuses, changement de tarifs... Le SMTU envisage aussi de mettre fin dès cette année au contrat des deux prestataires, Karuïa et Carsud, qui devaient exploiter le réseau Tanéo jusqu’en 2026. Cette décision devait être prise le 12 juillet, lors d’un comité syndical du SMTU. Elle a finalement été reportée de quelques semaines, le temps d’analyser les conséquences juridiques de cette rupture de contrat.
"De l'avis de tous, ces deux délégations de service public ont atteint leurs limites en termes de financement, justifie l'élue. Cela ne veut pas dire que nous ne voulons pas travailler avec les délégataires qui nous ont accompagnés depuis le début sur la question du transport. Mais aujourd'hui, on échange aussi avec eux pour envisager le transport de demain."
Des dettes à rembourser
Le réseau de transports Tanéo coûte environ 6 milliards de francs par an. Il est actuellement financé pour un tiers par les taxes sur le carburant payées par les automobilistes, un autre tiers par les recettes issues de la vente des tickets et un dernier tiers par les collectivités (50 % pour la province Sud et l'autre moitié pour les quatre communes de l'agglomération de Nouméa), selon une répartition décidée en septembre 2023.
Or, la facture des émeutes vient s'ajouter aux 16 milliards de francs de prêt que Tanéo doit encore rembourser à l'agence française de développement et à la banque des territoires.
Son avenir est donc largement conditionné à la capacité du SMTU de revoir le financement du réseau pour les prochaines années. En plus de transporter plus de 20 000 passagers par jour, Tanéo fait vivre près de 400 personnes : 250 pour le GIE Karuïa, 160 pour Carsud et 20 pour le Syndicat mixte.