Polynésie la 1ère : Comment réagissez-vous à ce qui se passe aux États-Unis et au rôle de Trump ?
Jean-Marc Regnault : Il est évident que nous avons une nouvelle puissance, la Russie, qui cherche à étendre ses frontières. Poutine a clairement déclaré qu'il n'y avait pas de limite à la Russie. Étant originaire d'Europe centrale, je sais qu'il existe de nombreuses régions russophones en Europe de l'Est, et il est toujours possible de trouver un petit parti qui appellera Poutine à "nous délivrer" de nos dirigeants.
La Russie pourrait donc être tentée d'attaquer un de ces pays. Prenez la Finlande, par exemple : il y a des reportages montrant que les Finlandais se préparent à la guerre et que les Polonais s'arment davantage. Les Allemands commencent également à comprendre que leur existence pourrait être en danger.
Il y a un autre aspect à considérer : ce matin, une amie me disait qu'elle ne voyait pas Poutine arriver avec ses armées sur les Champs-Élysées. Mais il n'a pas besoin de le faire, car il a des partisans à l'intérieur de la France qui travailleront pour lui. Poutine cherche à déstabiliser nos démocraties et certains partis politiques sont déjà enclins à collaborer avec lui pour des intérêts personnels.
Ce que Poutine veut, c'est la destruction de l'Europe.
Jean-Marc RegnaultPolynésie la 1ère
Avec le recul, nous pouvons nous dire qu'il est heureusement bon que la France dispose d'une arme nucléaire pour éviter le pire. Cependant, de Gaulle avait sans doute une vision claire des dangers qui pourraient menacer un jour la France et l'Europe. Le problème, c'est qu'il n'a pas mis des gants pour faire les essais en Polynésie, il n'a pas fait ça dans la dentelle. Donc, il y a eu des essais qui ont mal tourné, il y a eu une population qui a été écrasée sous des compensations, sous tout cela, etc. Des hommes politiques qui ont été achetés, des journalistes qui ont été achetés, des électeurs qui ont fait le contraire de ce qu'il faudrait faire. Ces tests ont souvent été menés sans délicatesse, et cela a mené à des conséquences désastreuses pour la population locale.
Aujourd'hui, quand je discute avec des Polynésiens plus âgés, je leur demande pour qui ils ont voté en 1965 (NDLR : L'élection présidentielle de 1965. En Polynésie, plus 60% des votants ont voté en faveur du général De Gaulle). Beaucoup me répondent qu'ils ont voté pour De Gaulle alors qu'ils savaient que les essais nucléaires auraient lieu en Polynésie l'année suivante. À l'époque, ils n'avaient peut-être pas entièrement conscience des implications des essais nucléaires chez eux.
Vous avez écrit récemment un article dans lequel vous établissez un parallèle entre la situation actuelle aux États-Unis avec Trump et ce qui s'est passé à l'époque du Général de Gaulle. Pouvez-vous nous expliquer ?
Jean-Marc Regnault : Quand on fait de l'histoire, bien sûr, on utilise des documents, mais on s'appuie aussi sur d'autres sources. L'histoire, c'est avant tout se poser des questions. Et quand on lit les documents, on ne les interprète pas de la même manière aujourd'hui, qu'il y a 50 ans ou qu'il y en aura dans 50 ans. Notre vision des choses évolue, tout comme l'histoire elle-même (...)
Actuellement, nous constatons que l'Amérique semble se désengager de l'Europe. Le parapluie américain, qui protégeait autrefois les Européens d'une invasion de l'Union soviétique, et maintenant de la Russie, s'avère insuffisant. Il y a 50 ans, l'OTAN et le parapluie américain existaient déjà. Cependant, beaucoup ont commencé à douter : si un pays européen membre de l'OTAN est attaqué par l'Union soviétique, est-ce que tous les membres de l'OTAN se mobiliseront réellement pour défendre ce pays ? Beaucoup de militaires et de responsables politiques se disaient que c'était un rêve. Par exemple, ils disaient "si une ville en Italie ou en Belgique était attaquée par l'Union soviétique, croyez-vous vraiment que les Américains accepteraient de risquer leur vie pour Bruxelles ?"
Le CEP (centre d'expérimentation du Pacifique) est un dommage collatéral des relations tendues entre les États-Unis et la France
Jean-Marc RegnaultPolynésie la 1ère
Cela a ensuite mené à la querelle entre le général De Gaulle et le Président des Etats-Unis, John Fitzgerald Kennedy. Kennedy ne voulait pas que la France ait sa propre bombe atomique, mais De Gaulle affirmait qu'il était nécessaire pour son pays de se défendre, même si cela voulait dire qu'ils ne viendraient pas à son aide.
Finalement, De Gaulle a confirmé l'existence de la bombe française. À partir de là, où pouvait-on la tester ? Je l'ai déjà mentionné, on ne pouvait vraiment faire des essais de grandes puissances qu'aux Tuamotu. En effet, le CEP (centre d'expérimentation du Pacifique) est un dommage collatéral des relations tendues entre les États-Unis et la France. Si ces relations n'avaient pas été conflictuelles, la France n'aurait pas cherché à développer sa propre bombe et il n'y aurait pas eu de CEP.
Ainsi, il est souvent difficile de percevoir que des événements chez nous résultent de facteurs internationaux qui nous échappent totalement. Pourtant, c'est bien ce qui se passe.
Les Etat-Unis se désengagent de l'Europe, est-ce pour mieux porter leur attention vers la Chine et vers l'Indo-Pacifique ?
Jean-Marc Regnault : Qui sait vers où Trump se dirige réellement ? On aurait pu penser qu'en tant qu'ennemi de la Chine, il mettrait tout en œuvre pour défendre Taïwan. Mais rien n'est moins sûr. Mes collègues en science politique pensent même qu'il pourrait un jour conclure un accord avec Xi Jinping, comme un échange de territoires.
Nous ne savons pas non plus ce que va devenir l'Alliance AUKUS, formée entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, qui a déjà causé des tensions avec la France. Trump pourrait-il consolider cette alliance pour lutter contre la Chine, ou l'abandonner, laissant les îles du Pacifique à leur sort ?
Sous Biden, le Président de la Papouasie-Nouvelle-Guinée a reçu des assurances de protection en cas de menaces, mais quelle sera la politique de Trump envers nos petits territoires ? Si la France et l'Europe s'affaiblissent, cela pourrait offrir des opportunités aux indépendantistes, mais cela signifie aussi passer sous la coupe d'une autre puissance comme la Chine entraînant corruption et problèmes d'endettement. Ce qui signifie, comme dans tous les pays du Pacifique où la Chine met le pied : on corrompt les gens, on crée des situations pour que l'endettement soit terrible et que les pays aient les pieds et poings liés et ne peuvent plus rien dire.
On reconnaît la liberté au silence qu'elle laisse lorsqu'elle s'en va.
Jean-Marc Regnault
Il est vrai que la colonisation française dans le Pacifique a eu ses mauvais côtés, mais aujourd'hui, il y a une certaine prospérité et liberté relative, bien que la pauvreté persiste. Les Polynésiens eux-mêmes, via le statut d'Autonomie, peuvent apporter des changements fiscaux et économiques pour améliorer leur situation.
Il est peu probable que des puissances étrangères viennent réellement travailler pour le bien du peuple polynésien. Tout nouvel acteur cherchant à s'établir en Polynésie cherchera d'abord à établir des relations avec les élites riches, accroissant ainsi la misère. La liberté est précieuse, et il est souvent difficile de la reconnaître tant qu'elle est présente. J'ai écrit un petit livre il y a quelques années intitulé Ne vous laissez pas submerger par le monde qui vient, où je mettais en garde contre cette réalité.
La question de la colonisation et de la décolonisation doit être redéfinie en termes de liberté et de prospérité. Comme le disait un poète français, on reconnaît le bonheur au bruit qu'il fait en partant. Pour ma part, je dirai que l'on reconnaît la liberté au silence qu'elle laisse lorsqu'elle s'en va.