James Heaux : Vous êtes magistrate depuis 35 ans, juge d'instruction à 24 ans, juge aux affaires familiales, secrétaire générale de l'inspection générale de la justice, vous avez exercé également en Outre-mer notamment en Guyane et à Mayotte. Aujourd'hui, vous êtes l'une des quelques femmes à la tête d'une Cour d'appel. Quelle est votre feuille de route pour la Polynésie ?
Gwenola Joly-Coz : Mon ambition pour la justice en Polynésie comme ailleurs est qu'elle soit efficace, qu'elle soit au service des citoyens et citoyennes, des Polynésiens et Polynésiennes, dans ce qu'ils attendent de leur institution judiciaire. C'est-à-dire répondre à leur demande, régler leur litige.
James Heaux : Vous êtes connu du grand public pour votre engagement contre les violences faites aux femmes. En Polynésie, 77% des victimes de violence intrafamiliale sont des femmes. Quelle réponse comptez-vous apporter ? Mais d'abord que vous inspire ce chiffre ?
Gwenola Joly-Coz : Il est vrai que lorsqu'on arrive en Polynésie et que l'on constate la part très importante des violences intrafamiliales dans le contentieux pénal général, on ne peut s'empêcher d'être inquiet et de se poser la question de : pourquoi ? Pourquoi mélanger l'amour et la violence ? Pourquoi les incohérences sémantiques entre le lien affectif et le danger de mort ? C'est sur ces sujets qu'il faut travailler pour comprendre cette conversation mondiale autour des violences intrafamiliales.
James Heaux : Vous avez été la première magistrate à utiliser le mot "féminicide" dans une enceinte publique judiciaire en 2019. Or, ce mot n'est pas un mot purement juridique, ce n'est pas dans le code pénal. En quoi était-ce révolutionnaire ?
Gwenola Joly-Coz : J'ai utilisé ce mot à l'époque car il m'a semblé au-delà même du faire qu'il n'est pas présent dans le code pénal, qu'il n'est pas une infraction pénale donc pas un outil direct pour le juge que je suis, mais il est un mot mobilisateur pour l'ensemble de la société. Et, c'est dans les médias que le mot "féminicide" a tout changés.
James Heaux : Parce que c'est un concept ?
Gwenola Joly-Coz : C'est un concept. C'est une nouvelle façon de parler du meurtre ou de l'assassinat d'une femme. Mais de montrer en quoi ce message du mot "féminicide" montre la systémique qui est à l'œuvre, montre comment c'est la domination, l'appropriation, la jalousie qui amène un homme à tuer une femme.
James Heaux : Vous avez déclaré récemment que la responsabilité d'un juge, le rôle d'un juge, est de passer de la casuistique à la systémique. Qu'est-ce que c'est la systémique ?
Gwenola Joly-Coz : La casuistique... D'abord, il faut comprendre que les juges ont pour mission de traiter les sujets les un après les autres, les dossiers qui se succèdent, les individus qui viennent nous amener la réalité de leur vie avec toutes les émotions que cela représente pour eux. Mais lorsque l'on est magistrat depuis des années, et c'est mon cas, je constate bien que la casuistique des audiences ne peut que m'amener à aboutir à une réflexion systémique. Qu'est-ce que cela signifie ? C'est qu'au fil des audiences je comprends que ce sont toujours les mêmes mécanismes qui se mettent en branle dans les familles, dans les relations entre les individus.
James Heaux : C'est-à-dire que l'on soit en Métropole ou dans les Outre-mer, en Polynésie y compris, c'est le même mécanisme, c'est ça ?
Gwenola Joly-Coz : En tout cas, en Métropole comme en Polynésie, on s'aperçoit que les cas ne sont pas isolés. Il s'agit en réalité toujours de mécanismes, de systèmes qui se mettent en place et que notre rôle de magistrat c'est d'être bien formé sur ces mécanismes pour au-delà des cas individuels comprendre que l'ensemble de la société se joue dans les prétoires.
James Heaux : En janvier 2024, vous avez rendu 5 arrêts sur le contrôle coercitif, considérés comme historiques et fondateurs. Qu'est-ce que c'est le contrôle coercitif ?
Gwenola Joly-Coz : C'est un nouveau concept qui nous aide à réfléchir aux violences faites aux femmes notamment dans leur dimension de micro-contrôle de la vie quotidienne des femmes. C'est un ensemble de tactiques, de régulations, de mises en cause de la liberté des femmes dans le lien conjugal ou le lien amoureux, qui les met en situation de dépendance et qui permet à l'homme de contrôler, dominer, surveiller.