Sur Water Street dans le centre-ville de Saint-Jean, une terrasse amenagée au pied d'un imposant bâtiment en briques grises trahit la présence d'un restaurant. Difficile en effet de soupçonner que cette ancienne banque abrite en fait un lieu de restauration digne des plus grandes métropoles.
Lorsque l'on passe la porte du Merchant Tavern en pleine heure d'affluence ce vendredi soir, c'est d'abord l'effervescence des lieux qui interpelle. D'abord avec ce grand bar central en forme de U, où le son des shakers rivalise avec celui des couverts des clients accoudés. Tout au fond, ouverte sur une salle qui peut accueillir 125 convives, une brigade d'une quinzaine de cuisiniers s'affaire à sortir les assiettes à un rythme effréné.
Lorsqu'il nous invite à le rejoindre dans le petit salon privé de l'établissement, logé dans l'ancien coffre-fort de la banque, le co-propriétaire des lieux Jeremy Bonia laisse rapidement fuiter sa passion dévorante pour la gastronomie et l'oenologie dont il a fait son métier. Amoureux des vins de Bourgogne, ce Terre-Neuvien d'une quarantaine d'années évoque pendant près de deux heures sa vision de la cuisine mais surtout de son évolution à Saint-Jean, où les bonnes tables fleurissent depuis une dizaine d'années. Mais pour comprendre son histoire et celle du Merchant Tavern, il faut s'intéresser à celle qui le lie à son associé, le célèbre chef Jeremy Charles.
La rencontre des deux Jeremy
Le début de la collaboration des deux hommes remonte à 2007 lorsque Jeremy Charles rentre à Terre-Neuve, fort de ses passages dans des établissements de renom à Montréal puis à Chicago. À Portugal Cove, il ouvre l'Atlantica, son premier restaurant où le rejoint Jeremy Bonia qui travaillait alors au Bianca. Couronné meilleur nouveau restaurant au Canada, l'Atlantica se fait tout de suite un nom grâce à son attachement à valoriser les produits locaux. Une volonté que peu d'établissements affichaient alors.
En France, chaque région a sa propre identité culinaire. C'est ce que nous voulions reproduire ici à Terre-Neuve.
En 2010, le duo s'associe et ouvre le Raymonds. Un lieu de haute gastronomie qui ne jure que par les produits que lui offrent le terroir terre-neuvien et la mer qui entoure la province. Les deux entrepreneurs commencent par écumer les fermes et élevages de la région à la recherche de fournisseurs locaux. Jeremy Charles ne cherche qu'à mettre en valeur ces produits qu'il chérit tant. Orignal, produits de la mer, boeuf de la côte ouest, légumes racines... tout y trouve place dans ses assiettes épurées qui ne sont pas sans rappeler la fine cuisine nordique.
Diaporama à faire défiler.
Après avoir rapidement conquis un marché qui ne demandait qu'à s'éveiller, le Raymonds n'a pas tardé à se faire connaître sur la scène nationale et internationale. Cité depuis plusieurs années parmis les meilleurs restaurants au Canada, l'établissement a fait l'objet de nombreux articles élogieux, dans le New York Times notamment, ou encore dans la prestigieuse liste 50 Best.
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Les deux Jeremy sont aussi régulièrement invités à participer à des événements aux quatre coins du monde où ils ont tissé des liens avec de grands noms de la cuisine internationale comme le chef norvégien René Redzepi ou encore l'Italien Massumo Bottura. Lors d'un voyage à Paris, de passage au restaurant L'Arpège, ils ont aussi eu l'occasion d'être reçus par Alain Passard, monument de la gastronomie française et idole commune des deux associés.
Et la réputation du Raymonds ne repose pas uniquement sur sa cuisine mais également sur sa carte des vins. Une carte assemblée par Jeremy Bonia, sommelier lui aussi reconnu par ses pairs, où figure plus d'une centaine de références en provenance du monde entier.
Une volonté de démocratiser la bonne cuisine
Quand les deux Jeremy ont décidé d'ouvrir le Raymonds, leur intention de départ était d'y proposer une cuisine raffinée et abordable. Mais, charmé par la beauté du lieu qui les accueillait, les deux associés ont finalement souhaité lui faire honneur en y proposant une cuisine gastronomique. Avec les moulures qui entourent ses hauts plafonds et les boiseries qui ornent ses murs, ce bâtiment construit en 1915 allait donc accueillir le premier gastro de la ville où le menu dégustation de sept plats est affiché à 155 dollars, vins et taxes non comprises.
C'est donc en 2015 que leur histoire nous ramène au Merchant Tavern. À quelques centaines de mètres de là sur Water Street, le duo investit plusieurs millions de dollars pour transformer une ancienne banque en petit temple de la bouffe et répondre à leur motivation première : démocratiser la bonne cuisine tout en valorisant les produits locaux. Là, une carte plus accessible proposée dans une ambiance décontractée leur permet d'attirer une clientèle plus large.
Notre carte est composée à 75 % de produits terre-neuviens.
Et leur démarche a fait des émules. Depuis une dizaine d'années, la ville de Saint-Jean voit fleurir ces restaurants où de jeunes chefs ne jurent que par cette même intention de proposer une cuisine locale raffinée à des prix abordables. En ville, le Mallard Cottage, le Terre, le Chinched ou encore le Adelaïde Oyster House, qui affichent souvent complet, accueillent une clientèle branchée venue s'essayer à un tartare d'orignal entre deux cocktails préparés par un barman aux manches tatouées.
Auparavant, les chefs tentaient d'appliquer la même cuisine et les mêmes recettes qu'ils avaient apprises ailleurs. Ces dernières années, une nouvelle génération de chefs est arrivée avec l'intention de mettre à profit leur expérience internationale au service des produits locaux.
Selon Jeremy Bonia, Tak Ishiwata illustre parfaitement ce vent nouveau qui souffle sur la gastronomie de la ville. À la tête du Basho depuis son ouverture en 2005, ce fils d'immigrés japonais puise son inspiration culinaire dans ses racines familiales. Arrivés dans la capitale terre-neuvienne il y a plus de quarante ans, les parents de Tak se sont lancés dans l'exportation de produits de la mer vers le marché nippon. À la maison, Fumiko Ishiwata ne pouvait compter que sur les escales de navires japonais pour s'approvisionner en miso et en riz à sushis.
Les sushis de Tak sont probablement les meilleurs de toute la côte est du Canada.
Quant aux deux Jeremy, leur démarche ne s'arrête pas là tandis qu'ils devraient inaugurer un nouveau restaurant à l'automne, toujours sur Water Street. Et lorsque l'on confie à notre interlocuteur que nous jalousons les habitants de Saint-Jean, Jeremy Bonia ne cache pas son enthousiasme à l'idée de proposer un jour un événement culinaire à Saint-Pierre et Miquelon.