SÉRIE - Mes 20 ans d’hier et d'aujourd’hui : voyage dans les années 60 avec Evelyne et Auguste Artano

En 1960, Evelyne et Auguste dansaient à Saint-Pierre. 60 ans plus tard, ils s'apprêtent à célébrer leurs noces de diamant.
Pour rebondir sur les propos d’Emmanuel Macron, selon qui, "c'est dur d’avoir 20 ans en 2020", nous avons rencontré plusieurs témoins qui ont franchi ce cap à d’autres époques dans l’archipel. Auguste et Evelyne Artano ont eu 20 ans en 1960 et 1964.
Est-ce vraiment si "dur d’avoir 20 ans en 2020", comme l’affirme Emmanuel Macron ? Le président français l’a déclaré dans son allocution du 14 octobre dernier, en expliquant que les jeunes d’aujourd’hui avaient du mal à se projeter sur fond de crise sanitaire.

Sans remettre en cause les difficultés de cette jeunesse, nous avons souhaité laisser la parole à des Saint-Pierrais et des Miquelonnais pour qu'ils nous éclairent sur leurs conditions de vie à d'autres époques dans l'archipel. 

Nés à Saint-Pierre en 1940 et 1944, Auguste et Evelyne Artano nous racontent leur jeunesse d'alors.
 
Dans les années 50, la famille Artano photographie ses 7 enfants, dont Auguste (en haut à droite) qui est l'aîné de cette fratrie.


Quand la pêche rythmait la vie locale


Au départ, nous n’avions rendez-vous qu’avec Auguste, un retraité hyperactif de 79 ans, très fier de ses origines basques du côté de son père et irlandaises du côté de sa mère qui est née à Terre-Neuve.

Premier né d’une fratrie de sept enfants, il se souvient d'abord de tous ces doris qui partaient et revenaient dans le port de Saint-Pierre dans les années 40 et 50. Il se voit encore "déposer son sac d’école pour aller aider les pêcheurs", ce qui lui permettait, en contre-partie, de récupérer quelques cœurs, fraises ou joues de morue qui finiraient sur la table familialle. 

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Lorsque sa femme Evelyne, fait irruption dans la cuisine où nous discutons, elle ne peut que confirmer ses dires. Oui, "la pêche rythmait vraiment la vie locale". Cette fille de pêcheur se souvient avec gourmandise des mets que l'on pouvait cusiner dans les familles au gré de l'année : "il y avait d’abord les coques puis les moules, les capelans, les encornets etc. jusqu’à la Saint-Michel, qui annoncait la fin de la saison".
 
Elle poursuit, avec un brin de mélancolie dans la voix : "On ne réalisait pas vraiment la chance qu'on avait à l'époque. Du poisson on en avait à foison alors que maintenant il faut payer une fortune pour en avoir", avant d'ajouter, "qu'est-ce que je ne donnerai pas aujourd’hui pour manger des cœurs de morue !"
Sur son vélo, béret visé sur la tête, Auguste est entouré des siens devant l’ancienne maison familiale dans les années 1950.


Travailler dur pour nourrir sa famille 


Malgré la richesse des fonds marins, le quotidien se révélait aussi plus exigeant qu'à l'heure actuelle. Dans sa maison de l'anse à Philibbert, Evelyne se souvient de "laver le linge à la brosse, de s'éclairer au pétrole et de se chauffer au charbon, même si parfois le pot d'eau pouvait geler sur la table du salon".

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Dès l'âge de 13 ans, Auguste, lui, faisait partie des derniers enfants qui travaillaient sur les graves pour sécher la morue. Une expérience qui a forgé son caractère et qu'il n'est pas prêt d'oublier : "il fallait marcher dans les pierres toute la journée en se faisant gueuler sur le dos car on n'allait jamais assez vite. Le soir, on pleurait parce qu'on avait mal aux pieds, et le lendemain, si on ne nous prenait pas, on pleurait parce qu'on avait pas été pris".
 

"Il fallait marcher dans les pierres toute la journée en se faisant gueuler sur le dos."

Auguste Artano


L'année suivante, à 14 ans et demi, il décide de quitter l'école pour aller travailler à la SPEC et aider ainsi son père à nourir sa famille. "J'étais l'aîné, c'était normal, et d'ailleurs, jusqu'à ma majorité à 21 ans, j'ai toujours donné l'argent de mes salaires aux parents. Pour moi c'était naturel, j'ai été elevé comme ça", insiste-t-il avant d'énumérer ses nombreuses expériences professionnelles en tant que boucher, docker, mineur, conducteur d'engin ou encore mécanicien.
 

Faire sécher la morue sur les graves

 

Profiter de l'espace et de la liberté


Si la vie d'alors paraissait plus dure pour ce couple qui compte aujourd'hui pas moins de huit enfants, 19 petits-enfants et 10 arrière-petits-enfants, Auguste et Evelyne ne restent pas moins nostalgiques de cette période où "il y avait plus d'espace et de liberté". 

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Tandis qu'elle se souvient des grandes virées l'été à Savoyard lorsque "tout le monde embarquait dans la cuve d'un camion pour aller à la plage", lui se remémore l'accordéon, le patin sur les étangs ou encore les matchs de football entre les enfants des différents quartiers "qui parfois se terminaient à jets de pierre".  
 
Au centre de la photo et de la bordée, Auguste est prêt à partir patiner sur les étangs avec son frère et des amis

Leur histoire d'amour, elle, a commencé dans l'ancienne patinoire. "On s'était dragués là-bas avant de se voir en secret", nous révèle Auguste. Chaque matin, il observait ainsi, depuis sa fenêtre, le départ de sa dulcinée à vélo afin de la rejoindre discrétement pour l'accompagner à l'école. Auguste attendra patiemment sa majorité pour demander la main d'Evelyne, qu'il épousa le 8 avril 1961.
 
Le jour du mariage d’Evelyne (17 ans) et d’Auguste (21 ans) le 8 avril 1961


"On savait se contenter de ce qu'on avait"


Âgé d'une vingtaine d'années, ce jeune couple se met en ménage en respectant l'équilibre qui était alors de rigueur. Monsieur travaille et ne rechigne pas à la tâche tout comme madame qui s'occupe de la maison puis des futurs enfants. "On avait juste ce qu'il fallait, une table et quatre chaises", se souvient Evelyne. "On ne roulait pas sur l'or, mais on était heureux".

Comme son mari, elle évoque l'importance de la solidarité qui régnait entre les familles et des anciens "que l'on savait écouter". Aujourd'hui, elle dit s'inquiéter du sort de ses arrière-petits-enfants pour qui "l'avenir semble plus aléatoire".

Pour elle, "il y a plus d'égoisme et de jalousie aujourd'hui. La télévision a déjà détruit beaucoup de choses mais là, avec les tablettes, chacun est un peu plus dans son coin maintenant".

"Nous, on savait se contenter de peu de choses", renchérit Auguste, qui ne se verrait d'ailleurs pas du tout avoir de nouveau 20 ans aujourd’hui : "Pour moi ce serait beaucoup trop dur avec l’ordinateur et tout ça", explique-t-il en souriant.
 

"On ne roulait pas sur l'or mais on était heureux."

Evelyne Artano


Mais lorsqu'il compare ses jeunes années avec les temps actuels, cet octogénaire relève surtout l'évolution du rapport au travail : "nous on n'avait pas le choix, pour gagner de l’argent, il fallait travailler à tout prix et ne pas refuser ce que l’on nous proposait".

Le regard malicieux, il se demande si un jeune d'aujourd'hui accepterait vraiment de suivre le rythme qui fut le sien dans les années 50 et 60. Des années pendant lesquelles il lui arrivait aussi de passer le balais devant la salle renaissance "pour avoir des entrées gratuites au cinéma".
 
Le 31 mars 1964 à la maternité de Saint-Pierre pour la naissance d’André, l’un des 8 enfants d’Evelyne et d’Auguste.