Sans remettre en cause les difficultés de cette jeunesse, nous avons souhaité laisser la parole à des Saint-Pierrais et des Miquelonnais pour qu'ils nous éclairent sur leurs conditions de vie à d'autres époques dans l'archipel.
Né à Miquelon le 2 décembre 1931, c'est François Detcheverry qui ouvre le bal.
Le cheval comme principal moyen de locomotion
Ce sont d’abord des images et des sons qui reviennent à la mémoire de François quand on l’interroge sur l’aspect du village de Miquelon dans les années 50 : "Il y avait des jardins et des animaux partout. On entendait les poules, les oies, les moutons et les chevaux qui étaient utilisés pour travailler et surtout pour se déplacer".
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À cette époque, pas de bitume sur les routes et pas d’eau courante non plus au robinet. Avant son introduction en 1958, "il y avait des puits partout et on y versait du charbon pour purifier l’eau", se souvient-il.
Issu d’une famille de neuf enfants, François cherche dans sa mémoire les anecdotes qui caractérisent sa jeunesse, comme l’huile de foie de morue "qui était consommée dans toutes les maisons". Elle était obligatoire "à la cuillère" et très bénéfique selon lui, car elle aurait même "sauvé un gars de Saint-Pierre atteint de la tuberculose".
L'huile de foie de morue était consommée dans toutes les maisons.
Quitter l'école à 14 ans pour travailler
S’il y avait beaucoup d’entraide à Miquelon entre les familles, chacune devait toutefois s’organiser pour être en mesure de se nourrir toute l’année. À 14 ans, les parents de François décident ainsi de le "sortir de l’école" pour le faire travailler à la boulangerie de la Morue française. Il doit alors se lever à 4h du matin en semaine et à 2h le samedi, pour un salaire de 500 francs par mois, qu'il reverse intégralement à son père.
"Pour nous, ce n'était pas anormal, on ne connaissait que ça", nous confie François, en révélant au passage le sort qui lui était réservé en cas de négligence : "Je me souviens un jour de ne pas m'être réveillé à temps. Mon père m’a tapé sur les fesses nues à l'aide d'une corde sur laquelle il avait fait un nœud au bout en me disant : et maintenant tu vas travailler !"
À l'âge de 16 ans, François quitte finalement la boulangerie, car il "ne supporte plus la chaleur". Il doit alors "partir à la pêche" avec son père.
"La pêche en doris avec papa "
Adolescent, François se souvient d'avoir compté à Miquelon "jusqu'à 72 doris le long du plain" en pleine campagne de pêche à la morue. Jusque dans les années 60, "tout le monde faisait la pêche", annonce-t-il en se souvenant de la visite du ministre d'État Louis Jacquinot, qui était en charge des outre-mer, et qui était venu dans les classes de l'école en 1964 pour demander aux enfants miquelonnais ce qu'ils souhaitaient faire plus tard dans la vie : "presque tous ont répondu, faire la pêche avec papa", se remémore-t-il.
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Ses 20 ans, François les a donc passés en mer avec un rythme de travail parfois éreintant. "Pour la morue,en pleine saison, il nous arrivait de nous lever à 2h30 le matin pour embarquer, avant de revenir le soir vers 19h pour ensuite travailler le poisson jusqu'à 23h." Le lendemain, il fallait tenir le même rythme avec l'aide des familles à terre, et celle de ses partenaires de pêche en mer.
Si c'était trop dur, on pouvait se mettre un peu d’eau salée sur les yeux, histoire de combattre le sommeil.
Lorsque François part ensuite faire équipe avec son frère en doris, il se souvient qu'il était possible de s'arranger pour lutter contre la fatigue : "l’un prenait la barre pendant que l’autre dormait, et si c'était trop dur, on pouvait se mettre un peu d’eau salée sur les yeux, histoire de combattre le sommeil".
Au-delà du travail, il y avait la santé et cette pneumonie qu'il a contracté à l'âge de 20 ans. "J'y ai échappé de justesse. Les médecins m'avaient condamné trois fois !", se rappelle-t-il, avant de préciser qu'il avait dû, quelques semaines plus tard, bien qu'encore très fragile, "embarquer de nouveau dans le doris" pour le début de la saison de la morue.
La fatigue en mer à bord du doris
La solidarité et l'isolement
Au-delà de la rudesse de la vie d'alors, dont il ne se plaint pas, François se remémore aussi les moments de communion qui régnaient dans le village, notamment le dimanche matin : "le dimanche c’était sacré. C’était la messe et tout Miquelon s’y rendait. Il y avait deux offices à 7h30 et à 10h, et ensuite beaucoup de monde se rassemblait chez nous à la maison autour d’un apéritif. On buvait du bitter !"
Pour obtenir des informations de l'extérieur, il fallait souvent se déplacer. Pendant la Seconde Guerre mondiale, François nous rappelle qu'il n'existait alors que trois postes de radio à Miquelon : " tout le monde s'y rassemblait pour savoir ce qu’il se passait ".
Au final, on n’était pas malheureux. Je pense qu’on a perdu des valeurs.
Apprécier ce que l'on a
Alors est-ce vraiment plus difficile d'avoir 20 ans aujourd'hui ? Si François ne tranche pas clairement, il note que sa génération appréciait peut-être plus ce qu'elle avait, en se donnant elle-même "la possibilité de survivre", via le travail en mer et sur terre.
"On n’était pas malheureux", dit-il avant de citer le général De Gaulle : "la facilité engendre le désordre". Et pour François, "la facilité n’est pas la solution".
Il a néanmoins constaté que les jeunes d’aujourd’hui ne réalisaient pas toujours les conditions de vie de leurs aînés : "j’ai récemment parlé avec des jeunes qui ne comprenaient pas pourquoi nous n’avions pas d’eau, pas de lumière, pas de téléphone".
S'il devait leur donner un conseil pour l'avenir, son message serait clair : "il faut réfléchir et surtout apprécier ce que l'on a".